30 juin 2020

Penser demain : un luxe ? une nécessité ? un impératif ?

Céline Monvoisin


La pandémie à laquelle nous faisons face aujourd’hui est un véritable uppercut qui nous atteint tous de plein fouet. Les choses vont mal sur cette planète, nous le savons. Mais toutes les alertes scientifiques du GIEC et toutes les prédictions des théories effondristes se font rattraper par une réalité si invasive et abrupte. Ce monde mal en point, qui s’affichait inexorablement à la une de nos journaux, est bien là, à notre porte et nous n’y sommes toujours pas préparés.

Face à une telle dismose, nos corps s’isolent, se protègent, se décontaminent quotidiennement dans une ritualisation du risque. Nous mettons nos vies, celles de nos proches entre les parenthèses de nos quatre murs pour nous sauver. Jusqu’à quand pourrons-nous parler de milieux de vie, si la vie n’y est plus assurée ? Car cette invocation à réfléchir l’« après covid », est portée par la question de notre survie et le degré de plus en plus invasif de nos milieux. Méfions-nous du ton léger et bucolique de la proposition : « Et demain, on fait quoi ? ». Elle ne cache pas une invitation spontanée pour flâner un soir d’été avec quelques amis, mais la volonté de trouver des solutions, de s’organiser pour inventer « le monde d’après ».

La situation que nous vivons semble effectivement le bon moment de réfléchir pour infléchir le futur. Drôle de période me direz-vous pour se projeter dans un avenir meilleur, alors que nous sommes empêtrés dans le présent. N’oublions pas que l’anticipation reste un luxe, comme le souligne Jean-Pierre Boutinet dans l’Anthropologie du projet (1990) et n’est pas si facilement accessible. Pouvons-nous et surtout devons-nous encore nous y référer ? Car nous conviendrons volontiers que notre société aime les projets qui façonnent et organisent le monde. Cela est rassurant. Symbole de la résolution de problème, la projection fait partie des incontournables dont use le designer, l’urbaniste ou encore l’architecte. Si le projet vise le faire mieux, il se pare également d’une idéalisation difficilement tenable qui se conjugue rapidement avec une technique surdimensionnée et une planification efficace de nos actions.

Le souhait de penser un futur meilleur qui règle des problèmes aussi complexes que l’Anthropocène ne témoigne-t-il pas d’un vieux réflexe moderne, ancré sur des valeurs toujours positives mais aussi illusoires, et finalement impactantes ? Peut-être est-ce le rôle qui incombe aux concepteurs : résoudre les contraintes et inventer des possibles pour nous sortir de l’impasse ? Il faut intervenir me direz-vous. Mais cet impératif n’est-il pas au cœur du problème actuel ? Si l’anticipation et le projet restent largement pratiqués dans notre société occidentale, ils ne constituent pas l’apanage de toutes les cultures et ne forment pas un mode obligé de l’action. Les cultures autochtones nous le prouvent. Plus proche de nous, les designers Tony Fry (1999) et Alessandro Mendini (2014) en appellent à reconsidérer cette course effrénée, respectivement par le « defuturing » de la conception et la volonté de « dé-projeter le monde ».

Revenir au présent de nos vies sans vision planificatrice, sans mise à distance temporelle et spatiale, c’est privilégier la proximité et l’attention aux choses. Nous pouvons alors entrevoir différemment le potentiel de nos actions : une action à l’écoute de ce qui nous affecte collectivement, une action tournée vers l’attachement des êtres et des lieux, une action qui soigne ou encore une action qui accompagne jusqu’à sa fin ce qui ne peut être sauvé.

Céline Monvoisin, juin 2020


Boutinet J.-P. (1990), Anthropologie du projet, Paris : Presses universitaires de France (PUF)
Fry T., (1999), A new design philosophy : an introduction to defuturing, Sydney : University of New South Wales Press
Mendini A. (2014), Écrits (architecture, design et projet), Dijon : Les Presses du réel.