Parties communes

À l’occasion de l'exposition "Parties communes" et du livre qui lui est consacré, le Pavillon de l'Arsenal donne la parole au journaliste et critique littéraire Léonard Desbrières pour mettre ce thème en perspective, entre pop culture, littérature, art et architecture.

Léonard Desbrières

9 décembre 2025
9 min.
Les fêtes de fin d’années approchent à grand pas, et vous allez sûrement (re)visionner quelques classiques du septième art. Peut-être alors serez-vous tentés de redécouvrir Parasite, l’un des plus grands films de ces 20 dernières années, l’un des plus dérangeants aussi, récompensé de la Palme d’Or au Festival de Cannes 2019 et consacré aux Oscars quelques mois plus tard. 
L’occasion de constater une chose à laquelle vous n’avez peut-être pas pensé. Au cœur du film, un lieu tient le premier rôle, un espace qui se déploie en toile de fond dans presque tous les plans : l’escalier. Dans les rues de Séoul mais surtout dans l’immeuble et dans la maison où résident en miroir ses protagonistes, deux familles aux conditions de vie bien différentes, le réalisateur coréen Bong Joon-ho s’en sert comme d’un symbole pour croquer, avec humour et cruauté, la redoutable lutte des classes à l’œuvre dans la société.

Les parties communes, berceau d’un nouveau projet de société ?


Si au cinéma, dans les séries ou les clips musicaux, en photographie, dans les romans ou les bandes dessinées, les parties communes font autant rêver, c’est parce qu’elles s’étendent à la lisière du public et du privé. En claquant la porte de notre domicile, on se retrouve subitement plongé dans un autre monde, confronté aux défis du vivre ensemble, aux différences, à l’altérité. Une sacrée responsabilité sociale pour un lieu qui a longtemps été négligé, les parties communes étant considérées comme un bâti purement fonctionnel, résultant d’une double contrainte, technique d’abord, la nécessité de desservir des lots dans un bâtiment de plusieurs étages et juridique ensuite, l’établissement d’un régime de la copropriété. C’est porté par ce constat paradoxal et par une envie de revaloriser cet espace que Le Pavillon de l’Arsenal a imaginé sa nouvelle exposition intitulée Parties Communes, une aventure collective, installée dans l’ancien Hôpital La Rochefoucauld, dans le 14ème arrondissement, jusqu’au 8 mars prochain.

Sous la houlette d’Aldric Beckmann et de Jean-Philippe Hugron qui ont puisé dans les dessins d’architecture, les schémas, les photographies, les œuvres d’art et d’autres supports issus de la culture populaire, l’exposition, ainsi que le livre associé, explicitent les différentes composantes de ces parties communes, donnent à voir leur conception à travers l’histoire, leur fonctionnement, et nous invitent à repenser le rôle architectural et humain qu’on pourrait leur attribuer. Un projet qui a vocation à inspirer aussi bien les professionnels du secteur que le grand public avec à l’horizon, une question : Comment faire de ces espaces, davantage que des lieux de passage, des moteurs de conversation, de partage, d’entraide ? Les parties communes, berceau d’un nouveau projet de société ?

Parties communes, mode d’emploi


Quels espaces se cachent réellement derrière cette dénomination générique de « parties communes » ? L’exposition et le livre associé ne pouvaient se priver d’un inventaire de ces espaces collectifs qui entourent l’intimité du chez-soi. Ils ont chacun une histoire, un rôle utilitaire bien précis mais sont aussi porteurs d’une symbolique forte maintes fois représentée par l’art. Visite guidée.
Tout commence, comme une évidence, par l’entrée et son hall, le lieu du premier regard. Pour les plus chanceux, de fastueuses portes cochères ou des grandes parois de verre qui laissent entrevoir un carrelage luisant et des lustres dorés, pour les autres des volumes plus intimistes, parfois délabrés. Ces deux espaces agissent comme un révélateur du monde dans lequel on s’apprête à mettre les pieds. Comme ce hall décrépi mais étrangement chaleureux décrit par Romain Gary dans La Vie devant soi qui symbolise la précarité, mais aussi l’humanité et l’improbable tendresse du roman à venir.

Entrée d’un immeuble boulevard Arago et rue Léon-Maurice-Nordmann, Paris 13e, Pierre Pinsard, architecte, vers 1968-1975 © Fonds Pierre Pinsard – 58 IFA. SIAF / Cité de l’architecture et du patrimoine / Archives d’architecture contemporaine Entrée d’un immeuble boulevard Arago et rue Léon-Maurice-Nordmann, Paris 13e, Pierre Pinsard, architecte, vers 1968-1975 © Fonds Pierre Pinsard – 58 IFA. SIAF / Cité de l’architecture et du patrimoine / Archives d’architecture contemporaine
Puis vient l’escalier, que Georges Perec décrit dans La Vie Mode d’emploi (1978) comme « Un endroit neutre qui est à tous et à personne, où les gens se croisent presque sans se voir, où la vie de l’immeuble se répercute, lointaine et régulière ». Régulière, pas tout à fait tant cet élément est un révélateur social dans un immeuble où le niveau de vie n’est pas le même à tous les étages. Notamment dans ce qu’on appelle les immeubles de rapports, constructions standardisées qui ont fleuri à la période Haussmannienne comme un reflet d’une hiérarchisation de la société.

Coupe d’un immeuble de rapport parisien ou « Cinq étages du monde parisien », gravure de Charles-Albert Bertall, illustrateur, publiée pour la première fois dans L’lllustration du 11 janvier 1845 © Stefano Bianchetti / Bridgeman Images Coupe d’un immeuble de rapport parisien ou « Cinq étages du monde parisien », gravure de Charles-Albert Bertall, illustrateur, publiée pour la première fois dans L’lllustration du 11 janvier 1845 © Stefano Bianchetti / Bridgeman Images
C’est aussi un lieu où l’on se frôle, on s’aperçoit, on s’épie. L’escalier est un décor privilégié du polar, notamment chez Hitchcock. Que ce soit dans son chef-d’œuvre Psychose (1960) ou dans Les Cheveux d’or (1927), un de ses premiers films muets, il s’en sert pour alimenter la tension et faire surgir l’horreur. Même symbolique d’ailleurs pour l’innovation censée les remplacer. En témoigne le chef-d’œuvre de Louis Malle, Ascenseur pour l’échafaud (1958). Mais avec l’invention de l’Américain Elisha Otis à la fin du XIXème siècle, popularisée dans les années 20, c’est surtout une nouvelle question qui fait irruption : celle de la place. Qui, à l’image des colocataires les plus célèbres du monde, dans la série Friends, n’a pas en mémoire un déménagement infernal, à se débattre avec un canapé ou une machine à laver ? Très codifiée, avec ses côtes qu’on a généralisées, la cage d’escalier alimente aujourd’hui les débats, chez les architectes mais aussi à l’intérieur même des copropriétés.


Il demeure une étape avant de rentrer chez vous, le palier. Drôle d’endroit où règne en maître le paillasson. Plus que de circulation, c’est un espace de distribution, lieu d’accès au logement pour les habitants et d’attente pour les visiteurs. Timidité, communication détournée, paroles suspendues tiennent le premier rôle dans ce petit théâtre malicieusement représenté dans Amélie Poulain (2001) ou dans le programme court Nos chers voisins (2012-2017).
Voilà pour l’itinéraire balisé. Mais les parties communes ont aussi leur lot d’espaces mal-aimés. Les couloirs et autres coursives par exemple, boudés par les architectes, ne pourraient-ils pas être repensés ? Quid de la cour, longtemps dénigrée, auquel le Pavillon de l’Arsenal avait consacré une exposition, Paris côté cour, en 1998 ? Comme souvent Agnès Varda avait tout vu. Toute sa vie, elle n’a cessé de représenter la cour-atelier de son appartement du 86 rue Daguerre pour en capturer l’énergie débordante et le potentiel de vie. Avec l’apparition des bacs de tri, des vélos, des poussettes, mais surtout la nécessité de végétaliser la ville, de développer les espaces verts à l’intérieur même des immeubles, nul doute qu’elle aura une importance capitale dans l’habitat du futur.

Toit-terrasse, jardins potagers et serres horticoles de l’immeuble Le Candide, Vitry-sur-Seine, Bruno Rollet, architecte, 2011-2012, photographie de Luc Boegly, 2012 © Luc Boegly / Bruno Rollet Architecte Toit-terrasse, jardins potagers et serres horticoles de l’immeuble Le Candide, Vitry-sur-Seine, Bruno Rollet, architecte, 2011-2012, photographie de Luc Boegly, 2012 © Luc Boegly / Bruno Rollet Architecte
Enfin, vient l’éternel débat : habiter nos toits. Paris qu’on vante partout à travers le monde pour ses toitures, couvertes de zinc ou d’ardoise, possède également un immense réservoir de rooftops (18 % des toitures parisiennes !). Aujourd’hui, l’exiguïté des appartements parisiens réclame, en guise de compensation, des parties communes plus étendues. Et les toits-terrasses apparaissent comme une aubaine. Développer de nouveaux lieux de vie à l’image de ce qui est fait à New-York mais aussi de nouveaux usages, en lien avec l’urgence environnementale comme les toits végétalisés ou les fermes en toiture, permettant de multiplier le nombre de potagers urbains.

Usages et études de cas


En miroir du volet théorique, historique et artistique, qui se déploie en fil rouge de l’exposition et du livre, avec notamment des interludes faisant la part belle à l’art, d’Eugène Atget à Vasarely, au cinéma, d’Abel Gance à David Lynch, à la littérature du génial Pot-Bouille de Zola à Marcel Proust et même à la chanson, de Brigitte Fontaine à Thomas Fersen, Parties communes, une aventure collective déploie un volet plus pratique.
D’abord, une vaste étude de cas dans le Grand Paris, vingt typologies d’immeubles, du Second Empire à 2024, pour illustrer concrètement la variété de conception de ces espaces. Parmi eux, la Cité Napoléon, dans le 9ème arrondissement, décidée en 1851 par Louis-Napoléon Bonaparte en personne, premier projet d’architecture sociale institutionnelle en milieu urbain ; le Castel Béranger, dans le 16ème arrondissement, premier immeuble de rapport de style Art nouveau à Paris ; des habitations à bon marché (HBM) aux architectures révolutionnaires comme l’immeuble rue Saïda dans le 15ème ou celui du 13 Rue des Amiraux dans le 18ème, construit au-dessus d’une piscine municipale. Plus récents enfin, construits en 2017, les 26 logements participatifs de la rue Désiré Charenton à Montreuil, sont la formidable illustration d’un projet immobilier conçu en plaçant les parties communes au centre du jeu. Elles ont été pensées comme un lieu de vie à part entière, qui favorisent les échanges et la solidarité entre résidents.

Les parties communes de La Cité Napoléon, cité ouvrière classée Monument Historique, 58-60, rue Marguerite-de-Rochechouart 75009 Paris © Odile van der Woldenberg Les parties communes de La Cité Napoléon, cité ouvrière classée Monument Historique, 58-60, rue Marguerite-de-Rochechouart 75009 Paris © Odile van der Woldenberg
Pour rendre encore plus concrètes les différentes études de cas présentes dans l’exposition et le livre, chaque exemple de bâti urbain s’accompagne d’un diagramme de répartition des espaces et d’une mise en scène, avec des storyboards, de la vie quotidienne dans les parties communes. De quoi faciliter l’immersion et la projection dans un nouveau quotidien possible.

Mise en scène des parties communes, 26 logements participatifs, 11 rue Désiré-Charton, 93100 Montreuil Mise en scène des parties communes, 26 logements participatifs, 11 rue Désiré-Charton, 93100 Montreuil
Si l’architecture se conçoit en volumes, en concepts et en plans, tout vous ramène finalement aux usages. Comment vit-on au quotidien les parties communes ? Dès l’achat d’un appartement se pose d’emblée la question du droit conféré à chacun sur ces espaces. Les tantièmes définissent la part de copropriété possédée par chacun des copropriétaires. Le respect de cette règlementation et la gouvernance entre propriétaire est assurée par un syndic de copropriété et par son relais, le conseil syndical. De manière collégiale sont votées les enjeux majeurs comme l’entretien ou la sécurité de ces lieux collectifs mais qui définit la manière dont chacun peut s’approprier les parties communes sans empiéter sur l’espace de l’autre ? Quelle est la bonne distance à adopter avec le voisinage ? Comment créer du lien ? C’est sur le terrain philosophique que nous emmène finalement cette exposition. Parce qu’en posant la question du rôle architectural des parties communes, le Pavillon de l’Arsenal entend redéfinir leur rôle humain et poser les jalons d’un meilleur vivre-ensemble. Certains projets imaginent d’ores et déjà, des espaces collectifs accueillent des cours de yoga, une bibliothèque, un vide-grenier, un atelier de couture, une cuisine partagée et même un lieu d’accueil pour personnes migrantes. Plus que jamais aujourd’hui, nous avons besoin d’utopie. Et la belle histoire commence à peine votre porte franchie.


Léonard Desbrières
Journaliste et critique pour Le Parisien, LiRE, Konbini et Technikart, passé par La Grande Librairie, Léonard Desbrières se passionne pour les littératures de l'Imaginaire et s'intéresse à l'émergence des nouvelles voix romanesques qui incarneront la littérature de demain.
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