◀︎  Et demain

3 juin 2020

La loi du plus fort l’emporte t-elle toujours ?

Johane Riachi

Architecte Diplômée d’État



La loi du plus fort l’emporte t-elle toujours ?

Aujourd’hui nous faisonsle choix de fuir la réalité que nous créons.

Le temps passe et nous continuons à faire tourner la machine économique, sociale et politique. Nous ne savons plus faire autrement.

Pour cause de crise sanitaire, nous nous retrouvons confinés à mettre nos libertés de côté. Effrayés par ce monstre extérieure qui s'immisce dans nos imaginaires, nous vivons dans un corps hideusement nerveux et obéissons à un mode d’emploi très stricte que nous nous efforçons de suivre mécaniquement, souvent, sans remise en question. La locomotive géante que nous avons construit sans nous rendre compte, nous paralyse. Nous ne savons plus sur quelle route nous sommes, et où est-ce qu’elle débouche.

Je pense à Blade Runner[1], où l’homme fuit ces mégalopoles devenues insalubres, à la recherche de renouveau. Mais très vite, pris par son amour du pouvoir, il se crée un robot serviteur, lui permettant d’accomplir sa mission de progrès. Dépassé par la puissance de la technologie et de ce qu’il a pu fabriquer, il se retrouve à devoir pourchasser sa création devenue dangereuse, pour la détruire et tout reconstruire à nouveau.

Les villes que nous occupons aujourd’hui, plus pandémiques que productives, sont le résultat d’un rapport de forces entre les tenants du pouvoir auxquels nous, architectes, sommes asservis. Pourquoi ? Car nous dessinons, et réalisons en réponse à une charte donnée par notre commanditaire. Et si celui-ci, avec son “sac d’écus” veut investir dans une île artificielle nécessitant l’importation de 162 millions de mètres cubes de sable pour construire la future ville la plus dense du monde[2], projet ubuesque bouleversant  profondément l’environnement, qu’il qualifie ensuite d’écologique, comment l’arrêter ? En lui expliquant que nous allons manquer de sable et d’autres ressources ? En l’informant que le secteur industrialisé du bâtiment consomme à lui seul 45 % de l’énergie finale de production et émet près de 25 % de CO2 ? En lui racontant que la déqualification et déresponsabilisation que nous subissons nous amènera à une chute plus violente ? En lui affirmant que nous tomberont sans doute de plus haut si nous ne sommes pas mieux préparés à la décroissance forcée que nous risquons de vivre ?
Quel pouvoir avons nous face à ce commanditaire ?

Il faut apprendre à dire NON !

Nous nous dirigeons de plus en plus vers un modèle sociétale moins technique[3], moins productif, plus passif, moins préparé à une crise qui risquerait d'imposer un temps d’arrêt comme celui que nous vivons aujourd’hui.
Alors, acceptons cet instant, et prenons le temps de réfléchir.
La production massive depuis l’ère industrielle de produits “vulgaires, inintelligents et inélégants”, nous amène à repenser notre système de production pour que l’activité humaine ait l’impact le moins nocif possible.[4]
L’effondrement progressif de notre société va nous forcer à nous initier davantage à des savoirs-faire techniques. Richard Sennett l’illustre bien en montrant que l'histoire a engagé à tort une séparation entre la pensée et la main, la théorie et la pratique, l'artiste et l'artisan et que nous souffrons de cet héritage.[5]
Valorisons alors ce savoir-faire et utilisons les ressources locales comme le bois, la pierre et la terre, remplacés aujourd’hui par des matériaux industriels et transformés, comme l’acier, le béton, et la brique de terre. Nous n'imaginions pas encore qu’ils étaient bien moins énergivores et sans impact pour la santé et l’environnement. Mais aujourd’hui, nous serons amenés à opérer ces changements en un temps très rapide.

Prenons exemple sur la terre et le bois.
La terre, matériau présent en abondance est une matière première avec une inertie thermique et un déphasage important. Le bois, renouvelable, a  d'excellentes qualités porteuses et isolantes. Ils accordent, chacun, une grande liberté d’expression sans recours à des procédés industriels complexes et coûteux, en filière sèche ou humide, édifiés avec la matière de leur sol d’ancrage.

La terre, matériel très peu cher nécessite un coût de main d’oeuvre, ce que le BTP tend à abandonner pour des soucis purement économiques. Notre quotidien actuel ne dépend que du système économique en place qui lui s’intéresse à l’optimisation de ses flux, et ne semble pas prêt à des changements très rapides. Le réinventer est toujours possible en repositionnant ses différents acteurs et en posant de nouvelles  conditions tout en gardant une place à chacun.

Les “gestes barrière” que nous essayons d’intégrer actuellement, montrent que l’humain est animé par la volonté de protéger son espèce. Les habitants sont acteurs d’une solidarité mondiale. Ce sentiment “d’abstinence” a réveillé un plaisir profondément enfoui, et nos efforts sont partagés et respectés de tous. Nous nous sentons rattachés à un engin identique. Ni guerre, ni roi, ni autre chef n’auraient pu faire unanimité de la sorte.

L’individualisme n’a plus sa place et nous réalisons davantage à quel point nous sommes interdépendants.

Nous gagnons à nous reconnecter différemment avec la nature et nos ressources grâce à la mise en avenir de matériaux naturels[6], tout en réactivant des cultures constructives et techniques oubliées.


Notre métier, étant issu d’une figure de l’architecte avec la séparation du savoir et du faire depuis la renaissance[7], se rapproche de la production graphique et de la conception du projet au détriment de sa réalisation. La pratique de l’architecture et son édification doit désormais passer par un changement radical des rapports de production. Elle doit tendre vers un modèle non hiérarchisé et moins spécialisé[8] qui encourage le savoir collectif et l’autonomie.

Peut-être devrons nous nous rapprocher davantage du savoir-faire, pour être mieux préparés à une mutation de notre métier, pour peut-être devenir de futurs artisans.

La loi du plus fort est plutôt celle du mieux relié.

Johane Riachi, Juin 2020


[1] Blade Runner, Ridley Scott, Harrison Ford et Sean Young, Etats-Unis, 1982, science-fiction, 117 min.
[2] Forbes. 1 avril 2018. 5 villes nouvelles dont il faudra suivre l'évolution. [en ligne]. https://www.forbes.fr/lifestyle/5-villes-nouvelles-dont-il-faudra-suivre-levolution/?cn-reloaded=1&cn-reloaded=1 (page consultée le 05.05.2020).
[3] INGOLD, Tim. Faire anthropologie, archéologie art et architecture. Paris : Dehors, 2017. 320 pages.
[4] MCDONOUGH, William et BRAUNGART, Michael. Cradle to Cradle. Paris : Alternatives, 2011. 240 pages.
[5] SENNETT, Richard. Ce que sait la main - La culture de l’artisanat. Paris : Albin Michel, 2010. 416 pages.
[6] Perraudin, Gilles. Construire en pierre de taille aujourd’hui. Paris : Presses du réel, 2013. 64 pages.
[7] FERRO, Sergio. dessin / chantier. Paris : La Villette, 2005. 164 pages.
[8] BERNARD, Pierre. Le chantier. Criticat, 2008, numéro 2, p.100 à 112.