◀︎  Et demain

29 juin 2020

La ville e(s)t l’usine

Carrière Didier Gazeau

Architectes
« Il y a des hommes qui luttent toute leur vie : ceux-là sont indispensables. » Bertolt Brecht

La crise sanitaire récente a montré l’épuisement d’un système économique planétaire basé sur la libre circulation de la matière[1]. En l’espace de quelques jours, la chaîne logistique mondiale s’est enrayée et il est devenu impossible à nos usines de fonctionner, faute de personnel mais également faute de ressources[2], mettant ainsi de nombreux secteurs à l’arrêt (automobile, aéronautique, pharmaceutique, construction, électronique, textile…). Cette situation de blocage du flux de matière questionne le rapport au « faire ». Où s’approvisionner ? Où produire ? Comment transformer ? Comment stocker ? Pour consommer quoi ?

Nous voilà ainsi aujourd’hui dépassés, dépossédés, par nos propres systèmes de production. Dénigrant son territoire, reniant ses origines, cette industrie qui fut un temps l’héroïne de notre essor économique et dont nous faisions encore il y a peu l’apologie semble maintenant plus nous condamner que nous émanciper. N’associons-nous pas, pourtant, depuis toujours, ces systèmes de production, à notre propre évolution, telle une extension de notre espèce garante de son émancipation ? Au même titre que l’Homme se reproduit, il produit.

La ville d’aujourd’hui constitue un écosystème profondément culturel et tertiaire qui absorbe de la matière puis la rejette sous forme de déchets. Cette situation de la Ville comme destination finale du processus de consommation est récente. En France, de 1830 à 1980 environ, les villes se sont construites autour, ou à proximité des usines et centres de production. Le cas de la métropole parisienne en est emblématique avec un tissu industriel implanté notamment le long des infrastructures fluviales et/ou ferroviaires. Ainsi des complexes industriels étaient devenus de véritables petites villes dans la Ville, à l’image de l’usine Christofle en bordure du canal Saint-Denis (1877 – 2004), ou des usines Renault sur l’île Seguin (1929 – 1992).

Mais la fin du 20ème a laissé s’installer un éloignement progressif de l’usine par rapport à la ville, aussi bien géographiquement que conceptuellement, si bien que l’usine et la ville semblent aujourd’hui appartenir à des sphères irrémédiablement distinctes[3].

Pourquoi ne pas commencer par requalifier, permettre une réinsertion du « faire en ville », raisonné, étudié et responsable, la redessiner, faire de la production et des industries, des co-citoyens.
Ainsi, à l’heure où l’humanité n’a plus d’autre choix que de réduire sa prédation sur la Nature, nos économies dites « développées » se trouvent face au défi d’une mutation profonde : celui de passer d’un système linéaire (du gisement à la benne), à un système circulaire. Cet enjeu majeur pose de manière accrue la question de la place et du rôle de l’usine dans nos sociétés et nos territoires.
Alors que les infrastructures industrielles actuelles s’inscrivent dans des flux globalisés, multipliant les transports et allongeant les distances entre ressources primaires et destinataires finaux, il apparaît aujourd’hui nécessaire de les envisager comme des maillons mieux intégrés aux dynamiques locales. Il s’agit de rapprocher l’usine à la fois de ses matières premières et de ses débouchés.

Un « faire » pour l’Homme, pour son environnement ; une production repensée à l’échelle de la société, au service de son dynamisme, de son rayonnement avec une prolifération maitrisée et humainement adaptée.

En tant qu’architectes, urbanistes, ingénieurs, ramenons cet « usage » à une échelle plus humaine afin de se le réapproprier, en l’inscrivant dans un territoire qui nous est propre, reconnu, accessible et cohérent avec nos pratiques. Rappelons cet usage à ce que nous sommes et faisons de lui l’ami de notre renaissance et non l’ennemi de notre avenir.

Aussi et pour cela, pourquoi ne pas réintroduire cette production dans « nos maisons », en partager les seuils, en redéfinir les limites ainsi que les pratiques. Et croisons le boucher, l’employée au même titre que l’ouvrier !

Cela impose évidemment de s’interroger sur les formes urbaines et architecturales des usines en ville. Si le fait de reloger l’usine dans la ville donnerait corps à l’économie circulaire, cela permettrait aussi de refaire de la ville le véritable cœur de nos sociétés, pour passer d’une ville consommatrice à une ville créatrice puisant sur ses propres ressources.

A l’heure où nous devons repenser une ville résiliente, active et pérenne, n’oublions pas d’y « convier » nos systèmes de production pour l’avènement d’une nouvelle ère et d’un nouvel air, avec une industrie urbaine et citoyenne.

Carrière Didier Gazeau, Juin 2020


[1] Cf. Atlas mondial des matières premières, éditeur Autrement, auteur Bernadette Mérenne-Schoumaker

[2] https://www.usinenouvelle.com/article/le-coronavirus-met-les-chaines-d-approvisionnement-des-industriels-sous-haute-tension.N936044
https://www.usinenouvelle.com/article/les-cinq-lecons-a-tirer-par-les-industriels-de-la-crise-du-coronavirus.N938281

[3] Les espaces économiques de la Ville, spécialisation et intégration, Recherche : Mixité fonctionnelle et zoning, opposition ou complémentarité, Gilles Novarina, Rachel Linossier, Natacha Seigneuret, Gabriella Trotta-Brambilla, juin 2014