◀︎  Et demain

1er juin 2020

Et demain, quel appareil critique ?

Luc Izri

Architecte DE 
Le sens commun voudrait que la priorité soit donnée à la révision de nos politiques publiques ou pratiques individuelles, alors que le véritable obstacle se niche dans notre désorientation conceptuelle :

« la catastrophe dans laquelle nous sommes est d’abord noétique [1] ». - Bernard Stiegler, 29 avril 2020

Pour souligner cette défaillance de l’ « appareil critique » dans le cas des architectes, prenons l’exemple récent des tribunes publiées dans le sillage de la grève des ENSA : la dotation moyenne allouée par la collectivité à un étudiant en architecture est insuffisante au regard du service que les architectes lui rendent et du rôle majeur qu’ils sont voués à tenir dans le traitement des défis environnementaux, urbains, sociétaux, etc. Or si notre discipline revêt bien une utilité publique de premier ordre, cette ligne argumentative manque cruellement de spécificité.

Notre cadre conceptuel ordinaire, celui permettant de produire un discours sur le projet, est trop centré sur les dynamiques internes à l’architecture (réflexions sur la forme, la matière, la fonction, la signification, etc.) pour rendre explicite l’échange vertueux que celle-ci entretien avec la société dans son ensemble.

Aussi engageons-nous une réflexion sur l’architecture en tant que régime de, ce termecouvrant à la fois le mode d’organisation (institution), le mode de fonctionnement (machine), la manière de se produire (phénomène) et la manière de vivre (apport en énergie). Quatre régimes architecturaux ayant valeur d’exemples seront égrainés relativement au cycle d’insertion de l’œuvre architecturale au sein du système social : régime d’individuation, de transformation, d’appropriation et de simplification.

   De par la tenue verticale de ce pli territorial qu’est l’œuvre érigée tel le miroir de l’homme, l’architecture est – vis-à-vis de la société – régime d’individuation [2].

Toute architecture est pensée par son concepteur dans son autonomie structurelle et fonctionnelle (résistance aux charges, incorporation des flux, équilibre climatique, etc).

Chaque édifice peut faire l’objet d’une personnification (rôle de l’ornement en art en général), être réduit à un pictogramme, ou devenir le point de fixation d’un contenu narratif.

Il existe une généalogie implicite des espèces architecturales et tout projet est le fruit d’un travail de pré-sélection sur la base des archétypes accessibles à la connaissance.

Et demain, chaque bâtiment devra simultanément renforcer et dépasser sa condition d’individu ; conçu pour atteindre une véritable autonomie d’une part (adaptation au milieu) et s’ouvrant de l’autre à tous les modes de mutualisation au sein d’un milieu donné (détermination réciproque des édifices).

    Dans toutes les étapes de sa mise en œuvre, depuis l’aménagement d’un sol jusqu’à son adjonction à la silhouette de la ville ou à la structure d’horizon[3], l’architecture est – vis-à-vis de la société – régime de transformation.

Tout chantier est force transformatrice pure et partiellement irréversible (imperméabilisation des sols, extractivisme, mémoire du lieu, etc).

Chaque nouvelle présence bâtie, de l’extérieur comme de l’intérieur, remanie nos imaginaires en surface ou en profondeur.

L’acte de construire porté à l’échelle urbaine a le potentiel de métamorphoser notre vision du monde (portée cosmologique de la pensée humaine créant sa structure dans la structure des choses).

Et demain, 
l’architecture pourrait compenser son impact entropique [4] en décuplant son action sur l’imagination créatrice [5]. Poursuivre la mutation de nos cadres de vie est essentiel à leur mise en adéquation avec un nouvel imaginaire collectif, mais l’économie des sols revenue au premier plan impliquera de refondre la logique propre à la fabrique de l’espace.

    Commandant la matérialisation du mur, expression concrète d’une répartition de l’espace social qui autrement ne serait que convention, l’architecture est – vis-à-vis de la société – régime d’appropriation.

La puissance intrinsèque du tracé en plan certifie tous les arbitrages d’écartement et de mise en proportions de la vie sociale.

L’architecture, telle qu’elle met en valeur une étendue d’espace prélevée sur le territoire, consacre la notion de propriété par l’attribution d’un usage et d’une esthétique associée.

Dans ce geste stabilisateur consistant à cadrer le monde extérieur, l’architecture domestique le milieu dit « naturel » en le fixant selon un certain point de vue.

Et demain, les m² les plus valorisés seront aussi les plus efficaces, dans leur niveau d’usage et leur niveau de confort : dès lors que la chronotopie[6] du bâtiment constituera un nouvel axe de projet, l’appréciation sensible s’imposera comme unité de valeur en vue de l’acquisition d’un espace.

   Filtrant de façon rigoureuse les données nécessaires au déploiement du flux social, par rapport auquel elle s’inscrit comme fond, l’architecture est – vis-à-vis de la société – régime de simplification.

Chaque découpage programmatique de l’activité socialisée équivaut à une zone de familiarité, pour laquelle l’architecture nous met à distance de la complexité du monde environnant.

Le voilement de l’infrastructure, tel qu’il est assuré par l’architecture, allège notre quotidien de l’incommensurable niveau de technicité qui conditionne nos existences contemporaines.

Dans son agencement à la psyché, l’architecture rationalise par défaut notre appréhension du réel en systématisant certains dispositifs spatiaux coercitifs comme la trame ou la mise en étages.

Et demain, les critères quantitatifs qui conditionnent nos cahiers des charges programmatiques pourraient laisser la place à un paramétrage qualitatif, l’incidence profonde de l’architecture sur notre cerveau ouvrant un champ de connaissance et d’expérimentation quasi inexploré qui, espérons-le, intégrera un jour notre déontologie.

L’accélération propre à notre technosphère, une fois couplée à la décélération imposée par la biosphère, écrase notre horizon commun et nous contraint à naviguer à vue, renvoyant contradictoirement les questions de fond à demain. Dans un tel contexte, entrer en résistance face aux tenants du statu quo rend indispensable un ré-armement du discours architectural, tel qu’il prendrait appui sur l’apport enfin clarifié de notre discipline envers la société.



1. Noétique : « l’ensemble des arts, sciences et techniques de création, de formalisation, de partage et de prolifération des idées. C’est le domaine de la pensée, de la connaissance, de l’intelligence. » Marc Halévy sur noetique.eu

2. Individuation : « individu est un verbe plutôt qu’un substantif, un devenir plutôt qu’un état, une relation plutôt qu’un terme... Pour comprendre l’individu, il faut en déduire la genèse plutôt que de la présupposer. Or cette genèse (son individuation) donne aussi naissance à son milieu associé. »  ArsIndustrialis.org d’après Gilbert Simondon.

3. Structure d’horizon : agencement de l’horizon interne, profondeur insondable de tout objet, et de l’horizon externe, interrelation de tous les objets tels qu’ils se confondent avec le monde. D’après Michel Collot, La poésie moderne et la structure d’horizon, PUF, 2005

4. Impact entropique : conséquence de « sociétés toujours plus complexes, exigeant un flux d’énergie toujours plus intense, dont l’impact entropique dégrade de plus en plus l’environnement », Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise, Les Liens Qui Libères, 2011

5. Imagination créatrice : l’imagination telle que, agrégeant l’ensemble des significations au travers desquelles le monde prend forme pour l’homme, celle-ci devient puissance ou pouvoir de… D’après Cornelius Castoriadis, « La découverte de l’imagination », dans Domaines de l’homme, Seuil, 1986

6. Chronotopie : un espace chronotopique permet d’accueillir différents usages en fonction des temporalités.

Luc Izri, Juin 2020