◀︎  Et demain

24 mai 2020

Désajustements. Repositionnement.

Louis Caux

Architecte

L'architecte inculpé

L'architecte s'est vu confier par la société moderne la responsabilité des espaces de son développement. Plus fondamentale encore s'adjoint celle de la transformation du réel. Si la question urgente du recyclage des déchets dans un territoire aux limites non-extensibles[1]est une problématique planétaire, il nous faut présenter toute notre part de responsabilité dans cette chaîne de production infernale et dangereuse. Faudrait-il que notre corporation morcelée par la mise en concurrence et la spécialisation par des références à la date de péremption toujours plus courte parle d'une même voix.

« La tendance actuelle repose sur l'idée que, si le concept est certifiée par Dame Nature, l'architecture est forcément bonne, durable et bienveillante. »[2] Que dire de ces bâtiments-forêts (sur la perspective du moins) supportant une végétation luxuriante par toujours plus de béton et réduisant ainsi gravement les ressources de sable, ou de ce hameau immobile inspiré des techniques d'échanges dynamiques de chaleur des manchots...
L'architecte face à la catastrophe écologique réagit pernicieusement mettant en péril l'objectif même d'une responsabilité face à l'environnement. Revendiquer des convictions environnementales peut masquer de lourdes vérités qui ne tiendront plus longtemps sous le tapis. En ménageant des vides dans une Nature qui en a horreur, ne serons-nous pas inquiéter à l'avenir pour ses défaillances nouvelles ? L'architecture n'a pas commencé avec ceux qui la produisent, peut-être mérite-t-elle de poursuivre son existence sans eux.

L'architecte assujetti

Si l'architecte doit répondre de ses actes, il semble nécessaire de déplacer la focale sur les chaînes qui contrôlent ses déplacements.

Dans un monde de la statistique permanente , le temps doit être maîtrisé. « Compteur temps » ou encore « temps/jour/homme » sont autant d'intégration de la variable « temps » à une pensée rationnelle et technique.  Le but est unique et performantiel : la rentabilité à tout prix ou plutôt à bas prix. Les événement récents ont même fait apparaître la notion de « temps dégradé » : productivité en berne ou difficilement active, délais allongés. Le qualificatif parle de lui-même.

Pourtant la sécurisation de notre activité passe, en partie, par un calendrier prévisionnel. Cet aspect semble, par définition, être une caractéristique indéterminée. L'imprévisible, l'incertitude, ou encore l'expérimentation sont autant de notions exclues, habilement manipulées par un système économique voulant les écarter. Ce qui ne peut être prévu est considéré comme un risque. Le risque a sa propre unité de mesure.  Le pas est dicté par les assureurs. « Dans une société orientée vers le succès, l'éventualité de l'erreur, bien qu'étant une des composantes nécessaires à l'expérimentation , est une hérésie. »[3]

Dans un monde caractérisé par des espaces homogénéisés où l'échelle du temps est toujours plus courte, l'homme producteur d'architecture, ne semble plus trouver les conditions propices à sa mission première d'intérêt général. Genou à terre, l'opportunité de l'obligation écologique s'avance alors comme le revers d'une même médaille. Après avoir insisté sur sa radicalisation, l'avoir tourné en dérision, le système productiviste se débarrasse de l'écologie par une stratégie de récupération[4]. Chaînes aux pieds, mains peut-être menottées, l'architecte n'a a priori qu'un seul choix : la résignation ou la révolution. Pieds et mains liés, rien ne nous empêche de nous égarer à formuler une nouvelle hypothèse.

L'architecte égaré : l'hypothèse régénérative

Face aux désajustements lourds et brutaux, le repositionnement par la légèreté et la délicatesse.  Cet égarement nous mène à un dilemme dont il faut s'affranchir. « Il s'agit de choisir entre un pessimisme destructif et un pessimisme constructif »[5]. Optons pour la seconde solution : force est de constater que nous n'avons plus les conditions adéquates pour garantir notre rôle, il semble nécessaire de le redéfinir. Régénérer plutôt que transformer, autrement dit retrouver toute notre responsabilité vis-à-vis d'une société s'interrogeant sur sa survie.

Le « retour à la vie » implique une position centrale retrouvée pour le vivant. Il deviendrait ainsi le cœur de nos préoccupations où l'échelle des bénéfices environnementaux nous dépasserait.  L'hypothèse régénérative s'entoure alors de valeurs supposées tournoyant autour des notions de parcimonie, d'aléatoire et d'ignorance.

Agir avec parcimonie. Ce mode opératoire porte intrinsèquement une forme de délicatesse toute nécessaire. C'est épargner, autrement dit éviter de toucher ou plus largement laisser la vie sauve. Aussi « la connaissance de la diversité biologique, son usage, sa protection au sein du mécanisme général de l’Évolution […] permet d'envisager le projet de recyclage biologique en agissant en temps et en lieux voulus »[6] et devient impérative dans une logique régénérative. Une nouvelle conception de l'espace-temps s'ouvre à la pratique.

Pratiquer l'aléatoire. En biologie et plus largement dans la Nature, la faille, l'imprévu est une source de production de la vie. C'est par là que le nouveau trouve la chance d'exister[7]. Ouvrir le projet et la pratique à l'événement devient un but. Plus encore, c'est bien le ralentissement de la production qui devient une force.

Cultiver l'ignorance. Il s'agit d'être en prise directe avec le réel de façon active et naïve. Le chantier devient le moyen de dessiner le périmètre d'une « éthique situationnelle »[8]. Les volontés puissantes de maîtrise et d'anticipation s'interrogent alors et se tourne vers la voie de l'expérience. L'expérience comme accumulation de situations vécues et comme outil face aux problématiques futures. Il n'y a expérience que par ignorance, seul gage de notre « imagination créatrice »[9].

Entre humilité et militantisme, nous avons à nous repositionner et œuvrer à l'horizon d'un monde incertain. « L'horloge de l'humanité marque toujours minuit moins une. »[10]


[1]  Gilles Clément, L'alternative ambiante, Sens & Tonka, Paris, 2014.
[2]  Nicolas Gilsoul, Bêtes de villes, petit traité d'histoires naturelles au cœur des cités du monde, Fayard, Paris, 2019.
[3]  Victor Papanek, Design pour un monde réel, écologie humaine et changement social, Mercure de France, Paris, 1974.
[4]  Gilles Clément, L'alternative ambiante, Sens & Tonka, Paris, 2014.
[5]  Tomas Maldonado, « déchets, résidus et scories : espoir désespéré » in Catherine Geel, Les grands textes du design, Éditions du regard, Paris, 2019.
[6]  Gilles Clément, L'alternative ambiante, Sens & Tonka, Paris, 2014.
[7]  Miguel Benasayag, « Fonctionner ou exister », conférence-entretien avec Jacques Faucher, décembre 2018.
[8]  Ibidem.
[9]  Victor Papanek, Design pour un monde réel, écologie humaine et changement social, Mercure de France, Paris, 1974.
[10] Ibidem.