◀︎  Et demain

10 mai 2020

Repeupler l'architecture ou comment dé-confiner nos pratiques

Guillaume Rohart

Architecte DE (Dessinateur-Entrepreneur)
Geste barrière 1 : Distanciation devant les extra terrestres
Construit par l’artiste Danois Asmund Havsteen-Mikkelsen cette reconstruction à l’échelle 1:1 de l’iconique Villa Savoye de Le Corbusier fut présentée à l’occasion du Festival Floating Art dans le fjord de Vejle (Danemark) en 2018.


Préambule :

Le séisme mondial qu’a provoqué cette crise sanitaire ne peut laisser insensible nos référentiels idéologiques et nos boussoles disciplinaires. Bien avant cette pandémie, une mobilisation au sein des ENSAP [1] émergeait. Si ces micro-oscillations peuvent paraître aujourd’hui bien lointaines, elles retentissent à mon sens à la question ici posée : devant un avenir en porte-à-faux, comment séparer le « et demain, on fait quoi ? » du « et demain, on change quoi? » ?

« […] quand un mur commence à moisir, quand la mousse pousse dans un coin de la pièce et en arrondit les angles, il faut se réjouir de voir la vie s’introduire […] prendre conscience que, plus que jamais, nous sommes témoins de changements architecturaux dont nous avons beaucoup à apprendre. » F. Hundertwasser, 1958

Intérieur ou extérieur ?

Une description délirante

 "Nous sommes en guerre !". Si on m’avait dit que j’allais entendre ça cette année... J’entends bien l’efficacité rhétorique de l’Union sacrée afin de faire front contre cette pandémie tragique. Mais ce ton m’interroge : contre qui, ou contre, quoi serions-nous exactement en guerre ? Naturellement on me répondra le virus SARSCoV-2. Mais quand même, n’y a-t-il pas là une étroitesse de vue à penser que ce belligérant serait à l’extérieur de nous ? Comment couper les virus de toutes les relations intimes qu’ils tissent avec leurs hôtes (pour le meilleur et pour le pire)? Enquêter sur ce personnage qui surgit dans notre quotidien, c’est comprendre comment nos existences sont habitées par des milliers de colocataires microscopiques. La pathogénicité de certains n’étant qu’un mode de relation parmi une infinité d’autres.

Mettre ces entités en perspective, c’est pénétrer à l’intérieur d’un territoire mouvant sans cesse animé par une multiplicité d’interactions et d’interdépendances. Tout comme les arbres et les animaux, nous dépendons de multiples entités qui nous sont nécessaires et indispensables. Tenter de décrire cette fantastique « amphibiose »[2] c’est faire venir à l’intérieur de nous toute l’entièreté de notre organisation politique et sociale.
Nous pensions les virus enfin relégués dans le laboratoire des scientifiques, les voilà qui rejaillissent dans les affaires publiques. Si l’on ne peut pas ignorer cet acteur, comment le situer dans notre espace diplomatique ?

Local ou global ?

Du paysage informatique...

Pour en saisir l’étendue, le premier réflexe serait Google Earth. La Terre apparaîtrait enfin à bonne distance : entière, et maîtrisable. Un coup de mollette suffirait pour zoomer sur cette « Bille bleue » et en maîtriser le moindre pixel. Pourtant, même avec ce jeu d’échelle vertigineux, impossible d’y déceler toutes les connexions qui ont rendu possible cette contamination. Même nos logiciels, tant vantés pour leur réalisme, s’avèrent eux aussi aseptiques devant le réseau de ce corps étranger. Des instruments mal taillés cantonnés à ne formuler qu’une image d’Épinal version 2.0.
Ce déphasage, notre régime climatique nous l’exhorte. L’espace du globe où nous pensions vivre ne correspond pas à celui dont nous dépendons. Une ubiquité qu’alertent quotidiennement nos journaux à coup de titres aux caractères réservés aux situations de guerre [3]. C’est avec effroi que nous sentons la magnitude de nos actions. Les stratigraphes le notent : « nous » Humanité, sommes devenus un corps géologique à l’intérieur d’une étroite boutique de porcelaine. La voilà la « dimension humaine » !

« [...] il n’y a plus ici de décor inerte, manipulable, qu’on agence et reconfigure à loisir. [….] Il n’y a plus de raison de séparer ce qu’on a si longtemps tenu à l’écart : le théâtre des hommes et le théâtre de la nature. Les humains se sont longtemps pris pour des metteurs en scène du théâtre de la nature : des bâtisseurs, des façonneurs de montagnes, seuls organisateurs de l’espace. Sans nier cette part démiurgique (après tout, nous sommes des êtres fabricateurs d’espace, comme tous les êtres vivants), sans renier cette tendance à la mise en scène du monde, de nombreux signes laissent penser que le rôle de l’humain a changé […] C’est le souci de penser autrement notre rapport poïétique et démiurgique à l’espace […]. »[4]

C’est donc tout un contrat d’habitation à revoir. Mais où se situer dans cette habitation subitement peuplée ? L’habitude serait s’y repérer avec le système de coordonnées de nos logiciels. Cette projection pose des bornes tranquilles entre d’un côté une objectivité incontestable sur laquelle il est possible de s’appuyer, et de l’autre des subjectivités divergentes à ignorer. Composée d’objets fixes, mécaniques et indifférents, voilà une architecture de la Raison capable de construire un espace statique, infini et universel dans lequel dormir.
Mais de cet « X,Y,Z » isotrope, le boomerang Covid-19 nous réveille avec un sol bien plus impétueux : façonné par des intérêts divergents, tiraillé par des puissances d’agir composites, assemblé d’acteurs (humains et non-humains) luttant quotidiennement pour leurs survies (ou leurs conforts pour les plus privilégiés) avec toutes les injustices qui lui sont inhérent...

 ...aux territoires en lutte.


Un espace agnostique donc que des litres de café et d’innombrables charrettes s’efforcent de vouloir pacifier. C’est là le paradoxe : notre « vaste machinerie »[5]se trouve bien en peine d’enregistrer toutes les demandes conflictuelles que génèrent l’espace de nos bâtiments. Si le regard porté sur le monde conditionne notre façon de commercer avec lui, au vu de ce qui nous arrive, peut-être devrions-nous dresser le bilan moral de cet œil soi-disant rationaliste.
Choisir de suivre l’anthropos[6] dans les murs suintant d’une discipline c’est expérimenter d’autres dispositifs capables d’enquêter soigneusement sur notre condition matérielle d’existence. Représenter nos dépendances c’est élaborer un rapport au monde capable de situer politiquement la sédimentation de nos actions.
Ce frein d’arrêt mondial constitue peut-être l’opportunité d’adopter sa devise : la positiviste « ordem e progressa » (ordre et progrès) ou la géologique « mente e malleo » (par la pensée et le marteau) et de choisir une direction :

 vers une ultra-architecture ou vers une geo-architecture ? 


Geste barrière 2 : Éviter les embrassade avec le raisonnable
En mars 2015 la police de Kaliningrad découvrit sur la maison délabrée du philosophe Emmanuel Kant, un graffiti vert Accompagné d’un cœur et d’une fleur, on peut y lire : « Кантлох » soit Kant est une andouille.

Guillaume Rohart, Mai 2020 


[1]Je pense au mouvement du 4 février 2020 au Palais Royal, à la gronde estudiantine, à la grève des conseils scientifiques et pédagogiques des Ensa, et de manière plus large à tous les mouvements sociaux depuis 2019. Je pense également à ce texte : Des étudiant.e.s diplômé.e.s «Lorsque des architectes vont voir ailleurs», LundiMatin [en ligne], 21/03 2020. Disponible sur : https://lundi.am/Lorsque-des-architectes-vont-voir-ailleurs.
[2] Je reprends la notion forgée par l’écologue microbien Théodore Rosenbury. Formulée dans les années 60, « l’amphibiose » définit le caractère dynamique des relations microbiennes variant et évoluant en fonction du temps et de l’espace.
[3] Un exemple parmi tant d’autres : la une du Monde du mardi 14 novembre 2017. « Il sera bientôt trop tard » Avertissement à l’humanité lancé par plus de 15 000 scientifiques.
[4]AIT-TOUATI Frédérique, ARENES Alexendra, GREGOIRE Axelle. Terra Forma, Paris, Ed. B42, 2019.
[5] Expression vient du philosophe Paul EDWARDS pour décrire « la singularité même de toutes ces disciplines qui dépendent d’une distribution extrêmement complexe d’instruments, de modèles, de conventions internationales, de bureaucratie, de standardisations et d’institution » définition tirée de : LATOUR Bruno, « L’anthropocène et la destruction de l’image du globe », dans : De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Ed. Dehors, 2014.
[6] Cette racine grecque se comprend ici comme « l’humanité » faite de constructions sociales que décrivent les « sciences humaines et sociales » mais avec aujourd’hui une couche géologico-historique supplémentaire.