◀︎  Et demain

6 mai 2020

La culture de la mauvaise herbe

Jean Bocabeille

Architecte
On pourra toujours gloser sur l’imprévisibilité (ou pas) de l’apparition d’un virus ravageur, sur la réaction appropriée (ou non) des gouvernements à travers les consignes données aux peuples, sur l’obéissance (ou non) de ces mêmes peuples et dans leurs capacités à respecter (ou non) collectivement ces dites consignes … On n’a pas fini d’en parler. Les commentaires dureront beaucoup plus longtemps que le confinement lui-même … qui est loin d’être fini.

Ce qui me surprend le plus dans cette situation ou quatre milliards d’individus se retrouvent confinés chez eux, c’est de découvrir que les médecins soient aussi peu surs d’eux-mêmes pour déterminer collectivement des solutions fiables. Leur savoir serait-il si peu certain ? Nous avons vu l’OMS naviguer à vue et donner des consignes différentes et contradictoires au fur et à mesure de la prolifération du virus, nous avons entendu d’éminents professeurs être déjugés par d’autres professeurs tout aussi éminents, nous sommes encore dans l’attente de solutions miracles avec des combinaisons étonnantes de vieux remèdes et de nouvelles molécules…
Serions-nous si dépourvus face à une manifestation naturelle, vieille comme le monde ?
Et finalement, la seule chose sur laquelle, toute la médecine dans son ensemble soit sûre, c’est de s’accorder sur le fait que les malades du covid-19 ne meurent pas d’une prolifération du virus mais d’une hypertrophie de la réaction immunitaire. Donc, en somme, le corps réagit avec une telle violence, en déployant de tels moyens de défense qu’il finit par se tuer lui-même.
Deux choses me viennent à l’esprit alors !

La première, c’est que nos sociétés en tant que corps social font exactement ce que fait le corps humain. Le parallèle est édifiant ! Nos sociétés déploient un arsenal de défense immunitaire, dont le confinement, l’obéissance civile, l’explosion de la dette publique et la mise en péril de l’équilibre économique ne sont que les premiers symptômes … Jusqu’où irons-nous pour combler ce désir d’une immunité absolue ? L’emballement immunitaire de nos sociétés est en train de générer beaucoup plus de misères, de désespoirs et de sentiment mortifères que le covid-19 lui-même.
La seconde, c’est que c’est, précisément, cette nature profonde qui nous constitue, celle que nous ne maitrisons pas qui se joue de nous. Avons-nous, aujourd’hui, si peur de la maladie et de sa conséquence naturelle qu’est la mort que nous sommes capables de supprimer ce qui fait l’essence même de la vie ? A savoir, sa beauté fragile. Avons-nous oublié que la vie est une aventure mortelle ? Et surtout, avons-nous oublié que la nature nous dépasse ? Et de loin …
J’en viens à mon idée.

Nous, architectes, soumettons nos travaux, répondons à des appels d’offres, apportons des solutions de projets dans des situations ou contextes qui peuvent être différents mais qui ont aujourd’hui un point de commun principal : une politique environnementale toujours très vertueuse, faisant la part belle à la dimension naturelle : paysage, eau, air, biodiversité, faune et flore … Pas une seule ville, pas une seule SEM, pas une seule ZAC qui ne se propose d’être écoquartier, écoresponsable, écosystème, écologique !!! Combien de cahier des charges urbains vantant une proximité avec un parc, des arbres, de la nature verte souriante et joyeuse … Combien d’espaces publics bien dessinés, avec des arbres bien alignés ou pas … mais toujours dans un esprit de composition maitrisée.
Alors, oui bien sûr !!! Nous aurions mauvaise grâce de ne pas y souscrire et nous sommes certainement des acteurs et des vecteurs importants de l’idée que la nature doit trouver une place plus importante dans nos modes de vie, d’habiter, de travailler … de vivre.
Mais de quelle nature parle-t-on ?
Manifestement, pas celle qui vient de mettre sens dessus dessous le monde entier … pas celle qui fait irruption dans notre monde si bien organisée, pas celle qui retourne contre nous notre propre naturalité sauvage, pas celle qui nous renvoie à notre finitude, pas celle qui nous met face à notre propre mort.

Alors peut-être, pourrions-nous commencer par accepter qu’une part de la nature ne peut (de doit) pas être sous contrôle.
Et je pense au Buddleai, plus communément appelé l’Arbre à Papillon. C’est une plante envahissante qui s’approprie aisément les friches urbaines. Elle est très reconnaissable à ces grappes de petites fleurs violettes. Vous ne pouvez pas ne pas en avoir déjà vue, au bord des routes, dans les terrains vagues, dans les délaissés urbains. Elles émergent fréquemment des terrains à bâtir dans Paris, par-dessus les barrières vertes et grises …
C’est en somme, une mauvaise herbe… qui traine donc forcément, une mauvaise réputation. Il faut donc l’éradiquer, et éviter sa prolifération invasive. Et même si elle fournit, comme son nom l’indique une source de pollen et de nectar aux papillons et autres pollinisateurs, son caractère envahissant la rendrait nocive pour les autres espèces. Il y aurait donc bien, une bonne et une mauvaise nature !
Et de manière plus générale, combien de fois n’avez-vous pas été saisi d’émotion quand, en parcourant une ville, vous tombez sur une plante qui aurait réussi à se développer en prenant racine entre deux lits de pierres sur une façade, une touffe désordonnée qui réussit à s’affirmer dans un contexte inattendu, de l’herbe folle à l’angle d’un trottoir … parfois, un arbre qui se glisse dans un délaissé inaccessible.

Aujourd’hui, la Ville de Paris a disposé des bacs au pied des arbres sur les trottoirs afin de permettre aux parisiens de s’approprier ces espaces pour jardiner collectivement. Belle et généreuse initiative assurément ! Les plus belles compositions, à mon sens, sont celles qui ne sont pas (ou pas trop) entretenues mais qui sont envahies par ces fameuses mauvaises herbes.
La mise sur pause forcée de la crise du covod-19 a permis à toute une flore non autorisée de se développer dans ces bacs, faute d’entretien de la part des services municipaux des Parcs et Jardins.
Et voilà de beaux parterres de chiendents, de pissenlits, d’herbes folles et de graminées sauvages !!! 

En intégrant dans notre quotidien un peu de cette nature non planifiée, non domestiquée, non enjolivée, peut-être serions-nous mieux préparés à la manifestation intempestive d’une nature incontrôlable… qui ne fait que replacer l’homme à sa juste place : quelque part dans la ligne mais pas au centre !
Alors, vive la culture de la mauvaise herbe !
Une nature indigène, imprévisible, invasive, subversive … virale.

Jean Bocabeille, Mai 2020