◀︎  Et demain

5 mai 2020

Quand la ville a disparu...

Eric de Thoisy

Architecte, docteur en architecture
« La ville a disparu », observe Emanuele Coccia (Le Monde daté du 3 avril). En fait, la ville est toujours là mais elle a été « soustraite à l’usage » : on ne fait que la regarder depuis sa fenêtre sans avoir le droit, sauf autorisation exceptionnelle, de la toucher.

Un fragment des Pensées de Pascal revient souvent : « tout le malheur des hommes vient de ne pas savoir se tenir en repos dans une chambre ». Si seulement « il savait demeurer chez soi », mais l’être humain a besoin d’autre chose, de sorties dans l’espace public (ces « occupations si dangereuses », ironisait Pascal), besoin de sentir, à défaut de l’entretenir, la commune humanité que la ville contient, et qui contient la ville. L’idée de commune humanité est énoncée par Joan Tronto, dans son texte Un monde vulnérable. Au 18ème siècle, rapporte-t-elle, les liens familiaux s’affaiblissaient et chacun s’en est allé construire des relations nouvelles avec des personnes qui lui étaient inconnues, éloignées (Tronto parle d’une évolution de la « distance sociale », une formule d’actualité mais qui a un autre sens de nos jours). Et cette évolution majeure a produit une transformation de l’espace public : il est devenu un espace partagé avec des autres, que l’on ne connait pas mais qui sont comme nous.

C’est là que la « suspension de la vie commune » (Coccia) peut poser problème. Car notre commune humanité, dès lors qu’elle nous est rendue inaccessible, est en danger ; elle n’existe qu’à la condition d’être veillée, maintenue, réparée. Elle est un effort, et l’espace public est le lieu de cet effort. Or l’espace public a disparu, chacun est assigné chez lui. Et dès lors - problème suivant - ce second pôle de la vie, l’espace privé, qui ne fonctionne en réalité que dans sa relation à un extérieur, n’est-il pas lui-aussi abimé ? En fait, on peut penser qu’il est ramené à son sens antique, analysé par Arendt dans la Condition de l’homme moderne : privé au sens de « privé de », de privation, et « la privation tient à l’absence des autres ». C’était notamment la condition des esclaves et des barbares que de n’avoir droit qu’à un seul espace et une seule vie, la vie privée, sans la « seconde vie, la vie politique ».

La partition public / privé telle que nous la connaissons, et sur laquelle repose toute la pensée moderne de la ville, est donc temporairement mise en retrait. Si les raisons sont incontestables, il faudra en revanche veiller à ce que cette partition soit réinstituée en l’état : l’histoire de l’urbanisme et de l’architecture a connu plusieurs moments, l’épisode haussmannien en tête, au cours desquels des crises sanitaires ont été des prétextes à des réorganisations restrictives pérennes des espaces. 
D’autre part, il nous faudra tirer collectivement quelques conclusions. Sans chercher à formuler des grandes leçons mais en partant d’observations simples : 

Le confinement, qui s’applique à tous sans aucune distinction quant aux situations de chacun, agit comme un amplificateur massif des inégalités déjà présentes. Si les mieux lotis d’entre nous peuvent se laisser aller à un récit heureux de leur assignation à résidence (comme « un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule » - Simone Weil), pour beaucoup d’autres, captifs de logements trop petits, sans balcon ni même vue sur un extérieur, l’enfermement est irrespirable. De cette mauvaise expérience, nous devons être capables de tirer des conséquences pragmatiques, d’établir des nouvelles normes (en termes de surface, de vues, d’ouvertures, d’espaces extérieurs) ; que fabriquer des espaces habitables redevienne la principale préoccupation de tous, impérieuse face à toutes les mauvaises raisons, qu’elles soient économiques, techniques ou architecturales. 
Il serait en particulier utile d’apporter une attention renouvelée au travail de conception de la fenêtre : un élément architectural parfois banalisé mais qui constitue ces temps-ci le dernier lieu de la « vie politique ». La fenêtre est traditionnellement pensée comme un support de la co-construction du sujet et du social, du privé et du public ; « moi et le monde, ils se croisent à la fenêtre », résume Gérard Wajcman (Fenêtre). Ce dispositif pourrait sembler défaillant lorsque le monde disparait (« Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants », Pascal – et s’il n’y a plus de passants ?). Mais c’est justement maintenant qu’il révèle son efficacité, ainsi nous voyons cette fenêtre prendre une importance inattendue, démesurée. Et pour traverser cette période, celui qui a des belles et larges fenêtres a un avantage décisif sur ses voisins. Nous pourrions alors travailler à cela, à l’avenir, à ce que chacun ait droit à une fenêtre conçue comme un lieu en soi, habitable (Stéphane Vial se demande, à raison : « Pourquoi ne pourrait-on pas habiter les fenêtres, plutôt que de simplement les ouvrir, les fermer et regarder à travers ? Pourquoi les fenêtres ne sont-elles pensées que pour nos yeux ? »).

Cela pourrait constituer un objectif, pour la prochaine fois : reconstruire la ville comme un réseau de belles fenêtres, ouvertes en grand sur des rues temporairement vides - mais, depuis l’extérieur, ouvertes en grand sur des intérieurs temporairement pleins. La fenêtre revalorisée comme un bien vital, qui jouera mieux son rôle d’objet transitionnel pour faire durer un peu la « commune humanité », si celle-ci devait une nouvelle fois quitter l’espace public.

Lorsqu’en 1993 Tronto, dans Un monde vulnérable, reprenait l’idée de commune humanité, c’était pour en faire l’un des fondements de la pensée du care. Le projet de Tronto était l’élaboration d’un champ d’action concret qui peut faire office de programme pour les architectes : « maintenir, perpétuer et réparer notre monde » - réparer nos espaces, nos cités, nos places, nos logements, nos fenêtres - « de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » ; que nous puissions y vivre même lorsque, pour quelque temps, la ville aura disparu.


Visuels extraits de A Pattern Langage, Christopher Alexander.

Eric de Thoisy, Mai 2020