◀︎  Et demain

5 mai 2020

Graines

Grégoire Bassinet

Paysagiste concepteur
Je me réveille tous les jours face à un mur, cet amas de pierres ne m’angoisse pas particulièrement car il offre quelques aspérités comme autant de possibilités de le détourner. Cette construction a un sommet au-delà duquel on aperçoit un ciel inhabituellement limpide. À sa base, dans cette ombre moite qu’on pourrait imaginer ingrate, s’épanouit au cœur de la ville, une petite jungle avec un bananier, des podophyllums et des géraniums terrestres et à la lisière de ce microcosme, je trouve encore la place de semer. Cet horizon bouché se présente à moi, Paysagiste-concepteur, comme une métaphore de ce qui nous attend et j’ai l’impression d’y être déjà un peu entrainé car ma génération (je suis né en 1982) est cernée de crises de murs qu’on les escalade, dont on fait un substrat et qu’on peut aussi les faire tomber.

Ce confinement inédit nous immerge dans l’analyse de notre cadre de vie. Défauts et qualités nous sautent au moral, ils nous adoucissent ou nous heurtent. La conception de nos logements, notre cellule intime est à l’épreuve d’un usage intensif.  La possibilité de s’y isoler, d’y faire du bruit, d’avoir accès à la lumière, à des horizons, de mettre un pied dehors se révèlent des qualités précieuses, des évidences; mais n’amorçons nous pas un retour à l’essentiel ?

Je ne suis pas un théoricien, j’ai besoin du terrain, de ressentir les choses, de mettre les mains dans la matière pour mieux la transformer. Bloqué avec trois cent cinquante de mes voisins, dans notre résidence construite en 1968 par l’architecte Claude Blanchecotte, depuis mon duplex mono-orienté nord (si on exclut la fenêtre de ma chambre au sud mais face au mur), j’observe notre groupe de copropropriétaires et de locataires qui reforme une société, s’entraide à bonne distance, échange et débat dans ce qui nous reste commun : la cour.

Dans cette composition moderniste, entièrement sur dalle qui assemble une allée en impasse en asphalte rouge, une rampe de parking, trois bancs, une pelouse inaccessible, des massifs de rosiers aux couleurs acidulées, des haies de troènes moribondes, des prunus survivants, un cèdre bleu souverain et un tennis en accès restreint (cette société n’est pas égalitaire), jeunes et vieux, me répètent tous, à leur manière, que ce «morceau de verdure», ce « tableau », cette « nature » les extraient de leurs tracas, les relient au cycle du vivant qui, lui n’est pas arrêté. Ma communauté dont le noyau le plus actif est aussi celui des «composteurs» se projette plus loin, elle voudrait transformer ces étendues minérales en jardin nourricier, avec pourquoi pas des poules, un four à pizza, rêvons !  Il faudra tout de même en débattre à l’assemblée…

Cette expérience personnelle renforce ma conviction qu’habiter un lieu commence par se sentir bien dans son logement et se prolonge par la possibilité d’y partager. Les communs sont le lieu idéal pour y développer ces expériences et ces rencontres. Dans un bâti existant, parfois ankylosé d’habitudes, de règles stérilisatrices et apeuré par les coûts induits par l’entretien, il faut réussir à débloquer les énergies qui fourmillent. Prendre soin d’un sol, le jardiner, le cultiver ne coûte presque rien mais cette action archaïque porte un regard bienveillant sur le monde, pas naïf mais attentif aux petites choses, ces graines, si petites, si insignifiantes mais si malines dans leur stratégie de dispersion et de croissance qui deviendront un arbre ou peut-être un « manguier de plus de dix milles pages»*

Et demain ? On continue à défendre l’existant, toute situation à un potentiel; on continue à respecter la nature,  en lui donnant un prix: celui du bien-être. La discipline du paysagiste est au cœur de ce dispositif de construction de la ville à la croisée de chemins historiques, sensibles, techniques, écologiques et humanistes. Nous avons l’habitude de faire beaucoup avec peu mais nous allons devoir faire encore plus.  Amplifier l’accès de nos projets résidentiels aux aspirations habitantes, développer des moyens légers de les gérer et pourquoi pas imposer la possibilité d’accéder à un sol à cultiver pour ceux qui en ressentent le besoin ? Cette transition est déjà amorcée par endroit, elle doit pouvoir se prolonger, s’amplifier par un accès simple à une matière vivante gratuite qui renforcera notre armature citoyenne, l’espace publique.

Grégoire Bassinet, Avril 2020

*extrait de la chanson Comme un Lego d’Alain Bashung (paroles : Gérard Manset)


Fig. 1 Le mur

Fig.2  La jungle et les graines

Fig. 3 La cour vue du 9 e étage



Fig.4  L’observatoire



Fig.5  Plantation