◀︎  Et demain

4 mai 2020

Plaidoyer pour un milieu vernaculaire urbain

Hector Docarragal Montero

Architecte
« La raison qui les fait sortir de la ville était le désir de retrouver la campagne et d’échapper aux désagréments de la ville. La raison qui les y ramène est qu’il n’y a plus de campagne là où ils sont et qu’ils désirent retrouver les avantages de la ville.  Mais quand tout sera partout, où que vous alliez vous ne trouverez rien de tangible ni de spécifique [1] ».
Christopher Alexander  et Serge Chermayeff

L’impuissance d’échapper à nos villes pendant la pandémie.


Tout récemment, quelques jours avant la mise en place du confinement, les habitants des grandes agglomérations ont pris la décision de quitter leur appartement en ville pour se soumettre à la quarantaine dans les maisons de famille à la campagne. Pour de nombreux citoyens, l’appel du local s’est imposé face à cette crise globale dont les conséquences restent encore incertaines comme un instinct de survie qui les a renvoyés au sein de leur maison d’enfance. La raison qui les a fait sortir des métropoles a été le désir de se libérer des monotonies du confinement en ville ; et plus intimement, comme un souvenir d’enfance, de retrouver l’environnement convivial de la campagne où ils ne peuvent que se délecter des bonnes choses.

Georges-Hubert Radkowski, penseur polonais, affirma dans les années 60 la disparition de la campagne. Selon lui, la ville en réseau a tellement privilégié les contacts hors-site, rapides et distants [2], que les rapports physiques au sol et les repères immédiats du territoire se sont effacés [3]. Dans le réseau de la ville hypertrophique, le terme vernaculaire s’associant d’une manière générale à un paysage rural au-delà des métropoles ne devient donc qu’une « illusion de la campagne disparue » [4]. A présent, soumis au confinement soit en ville, soit dans la maison de campagne nous restons encore connectés au réseau. Nos appels vidéo, les visioconférences et le télétravail sont des gestes résiduels de nos vies pré-crise qui témoignent aussi de notre impuissance de fuir la ville hypertrophique sans limites que nous avons paradoxalement quittée.

Les outils « fait maison » pour se rapproprier de l’espace intime.


La quarantaine nous a néanmoins conféré une position privilégiée pour reconstruire les rapports à notre environnement proche. Lors de nos sorties quotidiennes au balcon à 20h et lors de nos échanges conviviaux, nous intéressant à l’état de santé de nos voisins, nous avons arrêté le temps afin de ne plus penser au futur encore incertain et de se centrer sur notre présent marqué par les évènements immédiats de la quotidienneté. Nous avons retrouvé une échelle unique où les connexions du réseau de la ville sont révisées sous l’optique des besoins des individus. Ceci répond au modèle de ville intime proposée par Christopher Alexander et Serge Chermayeff:

« Alors seulement, lorsqu’il retrouve sa condition naturelle unique, « face à face » avec un congénère, peut-il retrouver la relation à la bonne échelle entre sa propre structure physique, celle de son compagnon, et la dimension de son environnement immédiat. » [5] 

Face à l’échelle infinie de la ville hyper connectée, nous avons délimité notre intimité et construit de nouveaux rapports « faits maison ». Selon la racine étymologique du mot latin vernaculus, le mot vernaculaire fait référence à l’esclave né dans la maison du maître dont l’existence se bornait à son domaine. Le mot suggère quelque chose de « fait maison » [6] et se réclame de toute une symbolique et culture spécifique des gens qui habitent dans une propriété loin des politiques et des lois extérieures. [7]

L’habitat vernaculaire n’existe qu’attachée au milieu physique qui l’entoure. Sa localisation lui confère une forme architecturale définie par la concurrence des données physiques, sociales et symboliques. Le vernaculaire, vu comme un processus, montre la capacité de création technique, symbolique et spécifique d’une communauté locale. Elle travaille incessamment, en conférant une échelle humaine à l’environnement bâti ; apporte les valeurs d’intimité et de quotidienneté comme force productive de création technique ; et se réclame d’une valeur écologique en s’adaptant efficacement au milieu.

Le milieu vernaculaire, une référence unique pour un urbanisme de la vie quotidienne.


Ce milieu vernaculaire que nous imaginons aujourd’hui, dévoile déjà sa force créatrice pour nos villes de demain. Dans notre domaine intime, nous nous sommes délectés en nous réappropriant des rues auparavant occupées par les voitures. Nous avons reconquis nos fenêtres, auparavant des objets anodins destinés à l’isolement de nos pièces, devenues pendant la quarantaine des haut-parleurs de nos émotions auprès de nos voisins. Ces liens intimes tissés pendant cette crise deviennent un nouveau repère, comme une pré-écriture de la ville à venir dont nous pourrions jouir un jour.

Demain nous sortirons à nouveau dans les rues, mais elles ne seront plus les mêmes. Demain, la ville aura réactivé l’activité, mais elle ne sera plus la même. L’intérêt pour nous, c’est donc de rendre opérationnels ces gestes subtils qu’à présent nous expérimentons d’une manière instinctive, pour qu’ils puissent devenir une référence dans la construction de nos métropoles futures afin de surmonter le modèle de ville œcuménique à la dérive territoriale. La ville jouissant d’une échelle vernaculaire est attachée à une terre commune, dont les rapports humains sont immédiats et soumis à la richesse et aux variétés de la quotidienneté. La ville que nous avons dévoilée a réduit alors l’échelle pour se construire minutieusement sur elle même [8].

C’est ici que nous suspendons momentanément notre plaidoyer en espérant nous rencontrer demain face à face dans un milieu gouverné par des rapports humains, construits à l’échelle de notre intimité et propice à la délectation de bonnes choses.

Hector Docarragal Montero, Mai 2020


[1] [1] ALEXANDER Christopher et CHERMAYEFF Serge, Intimité et vie Communautaire. Vers un nouvel urbanisme architectural, Paris : Dunod, 1972. (p.58)
[2] RADKOWSKI Georges-Hubert, Anthropologie de l’habiter. Vers le nomadisme, Paris : Presses Universitaires de France, 2oo2., p.112.
[3] LOUBES Jean-Paul, « V comme vernaculaire contemporain », L’Espace Anthropologique. Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, Paris : Centre des monuments nationaux/Monum, Édition du Patrimoine, 2oo7, p.171.
[4] ALEXANDER Christopher et CHERMAYEFF Serge, op.cit., p. 59.
[5]Ibid, p.7o.
[6] BRINCKERHOFF JACKSON John, À la découverte du paysage vernaculaire, [Traduit de l’original anglais Discovering the Vernacular Landscape par CARRÈRE Xavier], Paris : Actes Sud, 2oo3 (1984), p.175.
[7]Ibid, pp. 265-266
[8] CHARMES Eric et SOUAMI Taoufik, Villes rêvées, villes durables ?, Paris : Gallimard, 2oo9, p.4.