◀︎  Et demain

2 mai 2020

Exode Urbain

Emma Carvalho de Oliveira et Thomas Jorion

1974, Espèces d’espaces, Georges Perec.
« J’ai pensé à un roman de science-fiction dans lequel la notion même d’habitat aurait disparu. »

Paris, 2020 : au moment où le gouvernement nous assigne à demeure, une part de la population déserte tout simplement son logement. Il y a ceux qui fuient la solitude, et ceux au contraire qui fuient la surpopulation d’appartements inaptes aux fonctions combinées de bureau, salon, salle de classe, salle de sport, cuisine, cour de récréation… Il y a ceux qui fuient des surfaces exiguës, l’impossibilité de quitter un clos-couvert plus d’une heure par jour attestation en poche, et les parcs fermés. Bien sûr, l’heure est à l’extraordinaire. Il n’empêche, cette crise passe pour révéler ce que le quotidien avait tant bien que mal masqué : nos logements seraient devenus impropres à leur destination d’être habités. Paris elle-même serait-elle devenue inhabitable ? Et que faisons-nous alors dans nos logements et dans Paris si nous n’y habitons pas ? Où habitons-nous ? Habitons-nous encore…

Photographie par Thomas Jorion 

1974 encore. « L’inhabitable : l’étriqué, l’irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste. »Et par « petit », encadré comme il l’est, il n’est pas dit que Perec ait seulement désigné une surface moyenne par personne trop réduite. En tout cas, c’est le moment ou jamais de se poser la question. Puisque nous sommes en terre urbaine, il est peut-être utile pour ouvrir cette réflexion de citer ces lignes d’Illich, issues de son essai H2O, les eaux de l’oubli récemment réédité par la jeune maison d’édition justement baptisée Terre Urbaine :

 « Jour après jour, les êtres façonnent leur milieu. A chaque pas, à chaque geste, les gens « habitent ». (…) Habiter signifie vivre, dans la mesure où chaque moment modèle le genre d’espace spécifique à une communauté. »

Alors, c’est sûr : si ce n’est pas déjà le cas, Paris et nos logements seront bientôt définitivement, irrémédiablement inhabitables. Car cette définition d’Illich convoque des notions qui sont en voie de disparition au sein des processus actuels de fabrique de la ville : le sensible, le graduel, la singularité, la mesure, l’attache culturelle. Habiter c’est trouver l’exact ancrage de notre corps et de notre esprit en un lieu, et un lieu pour nos corps, à l’origine, c’est beaucoup de choses : un sous-sol et des ressources, un sol et sa texture, une hydrologie, un biotope, un climat. Un lieu pour notre esprit, c’est beaucoup de choses aussi : c’est l’histoire de rites, de coutumes et d’usages, d’outils, d’artisanat et d’industries, de façons de penser et de faire.

Habiter, alors, ne serait-ce pas avant tout sentir et comprendre notre sol originel, au sein d’un équilibre sage avec une matière urbaine sédimentée se faisant et se défaisant par petites touches, au gré d’usages éprouvés, modifiés, corrigés ? Mais alors, comment habiter sur des sols entièrement scellés à l’asphalte ? Des sols chaque jour davantage travaillés comme une table arasée, porteuse de tracés uniques et nets soumis aux impératifs techniques des voies de parkings, des réseaux d’une ville qui ne vit qu’intubée et de la gourmandise de la finance immobilière ?

Il faut reconquérir la conception des sols urbains : ce sont eux qui nous alimentent.


Photographie par Thomas Jorion

 Habiter, ce serait peut-être aussi reconnaître dans la matière qui nous entoure l’identité du sous-sol et du biotope, l’intelligence de sa préservation ou de son prélèvement. Ce serait distinguer dans les objets usuels du quotidien et les surfaces que l’on touche, non seulement le grain spécifique de la ressource qu’on manie mais aussi celui de sa transformation par la main et l’outil, le savoir-faire exact qu’elle appelle. Mais alors, comment habiter face à des matériaux dont les composants, prélevés indifféremment aux quatre coins du monde, sont broyés, malaxés, coulés et mis en forme sans jamais être touchés par une main humaine, n’offrant que des textures normalisées, certifiées rapides et simples à mettre en œuvre, intachables, sûres et assurables ? Et comment habiter un lieu qui en retour, ne fait plus qu’aspirer une matière anonyme, qui ne transforme ni ne produit elle-même plus guère que du service, de la richesse sous forme de flux immatériels, tout au mieux du déchet dont le traitement même est renvoyé vers un ailleurs ?

Il faut retrouver la matière, l’accueillir à nouveau dans nos villes afin que celles-ci reprennent leur place dans son cycle.


Photographie par Thomas Jorion

  Habiter, enfin, ce serait ressentir chaque mise en forme du bâti comme pétrie par un désir propre, de bien-être ou d’usage, de faire ou d’apprécier en ce lieu. Peut-être dans des formes très simples, voire petites, puisqu’il faut partager le monde avec un nombre humain grandissant et qu’il faut également laisser de la place aux non-humains. Pour autant, des formes délicieuses, dans lesquelles la lumière habillerait chaque heure une même pièce d’un vêtement différent. Des formes qui mobiliseraient la juste quantité des moyens découverts et inventés à date pour se reconfigurer légèrement selon les cycles quotidiens, météorologiques, sociétaux. Des formes qui n’érigeraient pas en privilège rare l’accès aux sensations combinées du biotope et du climat : la radiation solaire, l’ombre fraîche des feuillages, la vue du ciel, du levant, l’identité saisonnière des vents… Mais comment, alors, habiter, si l’on va jusqu’à ôter définitivement aux architectes le droit d’imaginer le moindre plan, pour laisser faire des algorithmes hors-sols conçus aux fins de générer une gamme de « produits » répondant à une « demande » qui se fige faute d’être, justement, habitée ?

Finalement, il aurait suffi de quarante-six ans seulement pour que la science-fiction soit en passe de devenir réalité. Depuis toujours et au fil des siècles, la forme des villes donne à voir l’esprit de ceux qui les construisent : que savent-ils, que cherchent-ils, qui sont-ils ? L’inhabitable : l’étriqué, l’irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste. L’irrespirable.A deux ou trois lettres près, l’inhabitable c’est donc aussi peut-être l’irresponsable. Cet exode urbain circonstanciel aura-t-il le pouvoir de nous en avoir, demain, vaccinés ?



Photographie par Thomas Jorion

Emma Carvalho de Oliveira et Thomas Jorion, Mai 2020