◀︎  Et demain

23 avril 2020

Demain autrement ?

Daniel Kaufman

Architecte DUBA
En pleine trente glorieuses J. Cortázar, écrit dans « Autoroute du Sud » une critique subtile de l’individualisme et son expression ultime : la voiture. On est loin de la fable optimiste du film « L’an 01 » de J. Doillon. Un embouteillage gigantesque advient sur l’autoroute, provoquant un arrêt complet de la circulation. Dans les jours qui suivent, les automobilistes s’organisent, faisant émerger l’entraide, la solidarité même. Jusqu’au jour ou de la même manière inexplicable la circulation reprend, et tous les liens tissés au long de cet arrêt disparaissaient au rythme des moteurs à nouveau en marche. Avec la fluidité revenue, les gens, si soudés auparavant, se perdent complètement de vue, c’est le retour à la normale…

On pourrait dire qu’avec la crise sanitaire actuelle, la crise économique qui s’annonce et leurs lendemains incertains, l’effondrement, ou au moins une alerte vigoureuse, arrive, mais pas par où on l’attendait….

Nous avons découvert dans la douleur l’importance d’un système hospitalier robuste et avec stupeur les ratios comparatifs de lits par habitant entre différents pays. Nous aurons aussi retrouvé l’importance de tous ces métiers tout en bas de l’échelle d’appréciation et de rémunération, qui s’avèrent indispensables au fonctionnement de nos villes et territoires.

Notre économie est plus ou moins à l’arrêt, et les effets de l’arrêt net des impacts de l’activité humaine sur l’environnement se font voir à travers l’eau claire à Venise, les oiseaux qu’on réentend en ville, le retour d’un air épuré dans les grandes agglomérations. Les preuves des effets des excès de l’anthropocène apparaissent au grand jour pour une fois, la première?, de manière positive.

On peut imaginer nos dirigeants saisir ce moment pour réfléchir aux manières de réparer le système productif, l’économie presqu’à l’arrêt. Comme dans « Les Temps Modernes » ou les premiers dessins animés, il n’est pas facile de réparer une machine en route, la vapeur qui s’échappe, l’huile qui fuit, l’engrenage qui se grippe, une pièce qui se casse, pendant que les moteurs continuent à tourner. C’est une situation donc presqu’idéale qui se présente, pour relancer l’économie et la croissance, avec un vert plus vert, un « Vert » avec nom propre, à l’image du Bleu Klein…

Comment faire comprendre à nos dirigeants qu’on ne veut surtout pas que la machine à détruire le monde redémarre, en somme, imaginer une autre suite ? Nous avons une fenêtre ouverte, encore quelque peu de temps, pour agir. Mais nous savons que la tentation du BAU (« business as usual ») guette, impatiente de recommencer comme avant.

Nous avons aussi fait l’expérience de vivre avec moins, nous faisons l’expérience forcée d’une forme de sobriété. La frugalité heureuse et créative appelée par les vœux des auteurs et signataires du Manifeste (https://www.frugalite.org/fr/le-manifeste.html ) peut être vécue aujourd’hui par chacun comme expérience personnelle. Profiter pour la mettre en pratique dans tous les échelons de la vie professionnelle et économique est le défi qui s’ouvre pour demain.

Est-ce que ce vécu sera suffisant pour nous faire prendre conscience que prospérité et possession matérielle sont décorrélées? T. Jackson le démontre assez clairement dans « Prosperity without growth », mais de là à en faire le constat...

Serions-nous en train de vivre en chair et en os que la quête de croissance éternelle est non seulement nuisible comme l’explique E. Laurent dans « Sortir de la croissance » mais de surcroit absurde et superfétatoire ?

J’espère que cette expérience nous permettra de réfléchir et d’envisager que le changement est réalisable. Un exercice simple permettrait de vérifier la faisabilité du changement, en calculant l’empreinte environnementale de notre mode de vie d’avant et de la comparer avec celle du confinement…

Si nous sommes prêts à infléchir la courbe de nos émissions résultantes, la proposition d’allocation de quotas d’émission prônée par D. Bourg dans « Pour une société permacirculaire » pourrait être appliquée en pleine conscience. Une limitation choisie, assumée, a toutes les chances de rencontrer le succès. Il s’agit aussi d’une question d’équité et transparence : accorder à chacun le libre arbitre de choisir la manière de dépenser son capital carbone.

Si la sphère publique détient une bonne partie des clés du changement de cap, en tant que citoyens nous sommes tous en mesure d’agir sur les quatre secteurs clef des émissions de CO2 (industrie, agriculture, bâti et déplacements) par la façon dont nous chauffons et consommons électricité et eau, par nos habitudes alimentaires, nos achats de produits divers, et par nos déplacements.

Par ailleurs, la crise du Covid-19, puis la crise économique qui suivra mettent en évidence la fragilité de nos territoires, villes, villages ; leur manque de résilience. Le changement climatique, le déclin du vivant, même en étant compris intellectuellement depuis un certain temps, n’ont pas servi de déclencheurs pour un changement pourtant reconnu comme nécessaire.

Les expériences de transition font apparaitre la nécessité d’un changement de paradigme. Ce changement de modèle, les nouveaux récits à construire et à partager, nécessitent une prise en compte de la problématique liée à l’occupation et à l’utilisation de l’espace et de ressources qu'impliquent habiter, travailler, échanger, éduquer, soigner, produire, se déplacer.

Comprendre les métabolismes urbains et ruraux est nécessaire pour la construction de nouveaux modèles. Il s’agit de cerner et d’identifier les éléments susceptibles de contribuer à la création des lieux de vie résilients, neutres en carbone, frugales, à impact positif, symbiotiques, mais aussi intimement liés, indissociables d'un nouveau mode de prospérité et dont les liens humains seront un élément fondateur et fondamental.

Profitons de ce temps, de cette occasion singulière et unique pour faire des choix décisifs, individuels et collectifs sur l’avenir que nous souhaitons.

Daniel Kaufman, Avril 2020