◀︎  Et demain

22 avril 2020

C’est le moment de changer la vie-lle

Claire Flurin et Catherine Sabbah

La crise sanitaire et économique va-t-elle nous mener vers une nouvelle vie-lle? Confiné chez soi, chacun a le temps d’y réfléchir. Les chanceux bien logés, les malchanceux qui le sont moins ainsi que tous les professionnels de l’immobilier subitement ramenés au rang de simples habitants, tout comme leurs clients.


Transformation de la Tour Bois Le Prêtre (Paris 17ème), Druot, Lacaton & Vassal, 2011
© Frédéric Druot

  Les professionnels parlent d “immobilier résidentiel”, une classe “d’actifs”,  un “produit financier” attractif pour qui cherche à placer son argent dans une valeur sûre. L’analyse purement économique justifie ce pragmatisme : 1-l’immobilier résidentiel produit des rendements intéressants et très stables (ce sont nos loyers) ; 2- il ne souffre que de peu voire pas de vacance (tout le monde a besoin de se loger) ; 3- il résiste aux cycles économiques mouvementés (contrairement aux immeubles de bureaux délaissés si leurs locataires font faillite, les logements ne se vident pas pendant les pires crises économiques, sanitaires ou environnementales… en tout cas pas tout de suite). Les habitants, locataires ou propriétaires  parlent, eux, de leur “maison”, de leur “intérieur”  avec plus de ferveur, car c’est là qu’ils vivent, qu’ils se construisent, qu’ils voient grandir leurs enfants.

La position confinée depuis déjà deux semaines change un peu la perspective des uns et des autres : ceux qui voyaient le logement comme un «actif», qui coûte et qui rapporte, en expérimentent, de près et tous les jours, les imperfections, les dysfonctionnements, les malfaçons ou au contraire les petits riens qui en font le confort. Une connaissance qu’ont déjà tous les habitants qui ne raisonnent pas en financiers mais sont, et depuis longtemps des experts des usages, pas toujours écoutés par ceux qui conçoivent et fabriquent nos lieux de vie. L’attention nouvelle portée aux résidents qui racontent leur vie et n’hésitent plus à dévoiler leurs intérieurs par écran interposés révèlent des évolutions, des habitudes et des besoins, très peu, voire pas du tout pris en compte dans une offre aujourd’hui standardisée.

Quelques jours ont suffi pour balayer certaines idées, en conforter d’autres: la cuisine est-elle vraiment encore utile quand tout le monde dîne dehors ou se fait livrer? La réponse est oui. Avec une fenêtre, et des portes? Encore oui.  Faut-il que les logements disposent de surfaces supplémentaires où s’isoler le cas échéant? Encore oui. Peut-on vivre confortablement dans des micro-appartements? Non... Peut-on vivre tout le temps à l’intérieur? Non... Ces espaces qui augmentent la qualité de l’habitat doivent-ils être réservées à l’usage individuel et privé de chaque foyer? Peut-être pas…

La connaissance des ses voisins ou co-habitants et la confiance qui naîtrait de cette proximité pourrait faciliter la gestion de lieux mutualisés. En période de crise, sanitaire, climatique ou autre (y compris économique), le refuge peut se partager, comme autrefois , ou dans d’autres circonstances, les abris. Ou se transformer en zone de travail pour qui ne dispose pas chez lui de la place ou des outils nécessaires. Malheureusement, tout sauf urbain, bien que les villes denses en accélèrent la contagion, le Covid-19 nous oblige à nous isoler pour nous protéger, au risque de battre en brèche un certain nombre de ces avancées.

Il serait donc bon de profiter de cette «pause» obligée pour décaler, un peu, notre mode de pensée. Histoire de ne pas repartir, dès le déconfinement, en mettant entre parenthèses cette bascule du monde qui fait vaciller la pensée urbaine. Que ces épisodes soient amenés à se reproduire ou pas, nous ne pouvons cette fois refuser de voir les inégalités criantes, fabriquées par le système de production du bien le plus fondamental qui soit un toit, pour soi.[1]

Bien des indicateurs doivent ainsi être passés au crible pour mieux correspondre aux attentes résidentielles actuelles, très éloignées de ce qu’elles étaient dans les années 1970–1980. Quid de la métropolisation lorsque l’on sait que 17% des Parisiens ont quitté la capitale entre le 13 et le 23 mars[2] pour se mettre au vert à la première alerte? Cette fuite en dit beaucoup sur les inégalités entre ceux qui ont pu partir et ceux n’ayant que le choix de rester. Sur leur sentiment de sécurité ou de confort chez eux, aussi: si leur travail le permettait, iraient-ils vivre ailleurs? Se repose la question du télétravail, généralisé en quelques jours alors qu’il peine à se mettre en place depuis des décennies. Comment sont pris en compte le vieillissement de la population, l’intérêt confirmé pour les services partagés, la transition écologique ou la numérisation de la gestion de l’espace…?

Ces variables clés, constitutives de l’habitat européen de demain, comme le détaille un récent rapport de Terra Nova [3] ne sont ni toujours prises en compte ni très approfondies.  Qui connaît l’étendue et la nature de la demande de logements en France? La matière, difficile à qualifier, est peu étudiée. Pourquoi le serait-elle? L’attente de logements et l’attrait pour la pierre sont tels qu’à peu près tout se vend.

Les investisseurs gagneraient pourtant à définir précisément les besoins, des citoyens, plutôt qu’à obéir aux injonctions du “choc d’offre” qui oblige à produire toujours plus sans provoquer l’effet de baisse de prix attendu. Ils trouveraient facilement les arguments convaincants pour retourner sur des marchés immobiliers résidentiels qu’ils ont, en France, depuis longtemps désertés et vers lesquels ils avancent, pour l’instant à pas comptés. Car les conditions sont là : performance stable de ces actifs qui ne sont pas soumis à la même volatilité que les bureaux croissance démographique, nouveaux modes de vie et nouveaux usages... Un faisceau d’indices invite à la production de nouveaux types de logements. C’est d’ailleurs le cas ailleurs: en 2019, d’après le conseil Savills, en Suède au Danemark, aux Pays Bas et en Espagne, les volumes d’investissement dans le logement collectif, y compris partagés, ont dépassé les fonds investis dans les immeubles de bureau. [4]

Produire...Production? Peut-être gagnerait-on beaucoup, aussi, à changer de vocabulaire. Pour cesser de voir, derrière ce mot  des engins de terrassement et des grues qui transforment les champs en villes et font pousser des immeubles ou des lotissements. A imaginer plutôt un travail de dentelle urbaine, qui consiste à transformer, rénover, modifier le droit pour pousser les murs, se glisser là où il reste de la place pour en consommer moins... C’est plus long et plus difficile. Mais à long terme, plus profitable... pour tous.

Sans doute ne pourra-t-on pas non plus faire l’économie d’une réflexion autour du système en place depuis des décennies qui fait du ministère des finances le plus grand urbaniste du pays. Car c’est bien la manière dont sont financés et réglementés les logements, -à coup d’aides publiques directes, d’exonérations de taxes ou de crédits d'impôts-, qui détermine leur taille, leur localisation, leur forme urbaine, leur coût et au bout du compte... qui les occupe.

Cette crise est donc l’opportunité pour les professionnels de l’immobilier de confirmer et renforcer leur intérêt pour ce que d’aucuns considéraient encore comme  des marottes ou des utopies il y a quelques semaines:  l’accès à un habitat de qualité pour tous, que les politiques publiques du logement devraient aussi faciliter et  l’attention apportée aux liens humains, favorisés par l’organisation de l’espace.

Quatre pistes se dessinent: 
1-le renforcement des typologies partagées, de  type co-living, qui seront les meilleures dans l’optimisation du trio coût/flexibilité/lien humain, à condition d’être accessibles à tous;
2-l’émergence de solutions d’hébergement mixtes où l’on vit, travaille et se divertit;
3-la création de nouveaux statuts ni entièrement propriétaire, ni seulement locataires, enfin
4-le développement de résidences locatives, dans lesquelles la tech permettra de gérer son logement en temps réel et sans casse-tête. Un logement facile à louer, facile à vivre, facile à quitter.

Toutes ces idées sont dans l’air. La crise actuelle nous oblige à les concrétiser, ce qui aidera d’ailleurs à en rendre la sortie vertueuse pour la société comme pour les nouveaux marchés que ces offres peuvent créer.

Claire Flurin et Catherine Sabbah, Avril 2020

[1]https://www.huffingtonpost.fr/author/anne-lambert-sociologue/ [2]https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/03/26/confinement-plus-d-un-million-de-franciliens-ont-quitte-la-region-parisienne-en-une-semaine_6034568_4408996.html
[3] Terra nova http://tnova.fr/rapports/habiter-dans-20-ans
[4] Multifamily investment reached 40 billion in 2018 across eight major European markets, the highest figure ever recorded for the sector and 26.6% higher than 2017 (Savills)