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Saison 1

Simon Johannin

Cité Gagarine


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 Au début, je suis passé par là, un peu par hasard.
J’ai vu les deux mecs qui chahutaient. Un type énorme, le regard torve et la voix lourde, et l’autre, les cheveux blonds décolorés, la chair imposante et dure.
Le premier m’a dit, c’est quoi, cette chose que tu cherches. L’autre m’a répondu, en poussant le premier d’un sourire, d’aller dans le hall, là-bas, de la part de Poisson. Poisson, c’était lui.
C’est comme ça que j’ai connu les frangins. On aurait dit des rescapés de l’Egypte antique, arrivés ici par hasard et forcés de s’adapter. Des conquérants buvant l’amère tasse de l’exil.

Je suis revenu les voir, régulièrement. Toujours la même fumée opaque qui flotte entre le gris des vitres.
La boîte aux lettres qui s’ouvre et qui se referme, presque mécaniquement.
Il n’y avait pas grand-chose dans le hall, une table d’école, deux chaises pliantes. Des marques noires au plafond, dans les cages d’escaliers, faites au briquet.
Des fiertés de fauve en sieste.

Les enfants rentraient parfois de l’école, les bonbons dans la petite poche plastique. Ça criait dans l’ascenseur des noms d’oiseaux. Des toucans, des perroquets d’ailleurs aux couleurs chatoyantes.

Je rêvais souvent d’eux la nuit, parce que le bâtiment est sur ma route.
Je voyais les contours de leurs faces rougir dans le noir, à la lueur des braises.
Des regards de sorciers tordant doucement les âmes. Leurs voix dans ma tête et les lèvres immobiles.
Je voyais leurs danses de Cheyennes, tout là-haut sur le toit, leurs incantations à la sauce piquante, à la sauge des montagnes de l’Afrique.

J’y ai vu les cartes à jouer, les canettes de Fanta, sur le couvercle d’une poubelle faisant office de bar. Les portes qu’on a blindées pour éviter les squats, et les pompes faites sur le carrelage qui sent le pipi des gosses.

Ça pleurait des paillassons perdus, laissés à l’abandon pour une cité nouvelle. Ils passaient doucement de l’artisanat à la petite industrie. Jusqu’au jour où on est venu leur dire, calibre en avant, que pour eux l’herbe serait plus tendre au loin.
Que la vie continuerait, mais que leur petite usine florissante n’était pas la bienvenue au milieu de ces boutiquiers de l’ombre.

Bientôt, le vaisseau entier fut condamné, des sacs invisibles de destins empilés sur des restes de toilettes défoncées à la masse.
A elle, on a cassé la porte, et puis les meubles qu’elle ne prenait pas dans le déménagement, juste après son dernier ménage. Elle n’a pas eu le temps de fermer à clé.

Les deux frères envolés, plus de monsieur dans hall, plus les pigeons sautillant dans la graisse des frites.

Il ne reste que des papiers peints. Des autocollants, sur le carrelage de ce qui était, autrefois, une salle de bains.
Les fantômes de quelques joints, de flash vidés il y a bien des lunes, où les muscles étaient prêt à s’abîmer la vie, se compromettre.

Ne reste que les danses sur le toit, et les miettes de résines. Un peu de l’ADN des esprits, du mana s’affaiblissant petit à petit, détruit pierre après pierre.
Les deux frères envolés, laissant un parfum de doute, là où bientôt peut-être un autre monde poussera.
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Simon Johannin

Né en 1993, auteur de L’été des charognes (Allia, 2017) prix littéraire de la vocation et de Nino dans la nuit (Allia, 2019). « Cité Gagarine » raconte l’histoire de la Cité Gagarine d’Ivry à travers le portrait onirique de deux frères dealers, et évoque le démantèlement de ce grand ensemble emblématique de la banlieue rouge, qui avait été inauguré par le cosmonaute soviétique en 1963.