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Saison 1

nina leger

Seul événement sur la ligne d'horizon


"Un matin, sur le boulevard, la pierre blanche était rose ; elle a renversé le cou, suivi les lignes.
Trois tours étaient là, trois arcs tendus jusqu’à l’endroit le plus tendre du ciel.
Elle avait vu des tours plus hautes, plus belles, plus légendaires — mais aucune n’avait été pour elle un événement. Ces tours étaient un événement, elles éveillaient en elle un enthousiasme, quelque chose de soudain et d’impatient.
Elle y est retournée le soir même pour en avoir le cœur net. Les lignes avaient coulé dans la nuit. Sur le boulevard ne flottait plus qu’un jeu de baies vitrées éteintes et allumées.

Elle a imaginé ce que ce serait de se tenir là-haut à la fenêtre d’un appartement qui serait le sien, à l’heure où le soir monte et où le bleu efface les tables, les chaises, les étagères. Elle n’allumerait aucune lumière et elle laisserait la vue gagner, la ville mise à plat, ses rythmes, ses silences, le métro miniature, les boulevards, rayonnants de la place d’Italie jusqu’à des lointains où les lumières se feraient rares, des lointains très indistincts, une étendue qui lui échapperait. Elle se sentirait vigie ou naufragée.

Elle a appris que les tours avaient été construites pendant la dernière phase de l’opération Italie 13, quand le boulevard Auriol se nommait encore boulevard de la Gare, appris aussi qu’elles se dressaient sur le site de l’ancienne raffinerie de sucre Béghin-Say et que leur forme, évasée à la base, étrécie au sommet, leur avait valu d’être nommées d’après les trois pyramides d’Egypte : Chéops, Chéphren, Mykérinos. Merveilles du monde revues par la Chartes d’Athènes.

Elle a découvert un réseau de galeries commerciales percé au pied de Chéphren. C’étaient des rideaux de fer toujours baissés, des vitrines constellées d’affiches parlant du passé au futur, des locaux associatifs, un jardin désaffecté, une colonie de tricycles rouillant sous un auvent, c’était tout un monde endormi.

Les tours ont commencé à hanter tous les paysages qu’elle traversait et selon le point de vue, elles changeaient d’allure, elles étaient compactes ou élancées, groupées ou dispersées. Il lui a semblé que c’était depuis l’avenue de France que leur vérité se montrait le mieux. Sur ce panorama de chantier et de lignes ferroviaires où toutes les choses, même le ciel, étaient installées à l’horizontal, les tours avaient la taille et la fixité de monuments. Pendant que le chantier accélérait le paysage, que des géométries audacieuses découpaient les jours et que des lumières nouvelles éclairaient les nuits, les tours — stèles blanches sur ciel bleu ; échiquier jaune sur ciel noir —, les tours ne bougeaient pas.

Elle les regarde, Chéops, Chéphren, Mykérinos, trois entailles dans le paysage révolutionné, trois immeubles d’habitation portant des noms de complexes funéraires, elle les regarde et elle les voit qui rêvent à leur futur inhumain, quand le quartier des berges aura été englouti par une crue extraordinaire, que les viaducs du métro aérien se seront effondrés et que la ville sera devenue plaine, elles demeureront — seul événement sur la ligne d’horizon."


Nina Leger

Née en 1988, autrice de Histoire naturelle (JC Lattès, 2014) et de Mise en pièces (Gallimard, 2017), prix littéraire de la vocation et prix Anaïs Nin. « Seul évènement sur la ligne d’horizon » raconte l’histoire d’une rencontre avec trois tours du 13e arrondissement, les tours pyramides construites lors de l’opération Italie 13 dans les années 70. Cet ensemble d’immeubles assiste aujourd’hui aux transformations du quartier Austerlitz et reste le témoin d’une modernité révolue.