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Eric Reinhardt

Rue du Bel Air

Éric Reinhardt - Rue du Bel Air

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Collection de courts métrages réalisée par Stéfan Cornic et produite par Année Zéro et le Pavillon de l'Arsenal en partenariat avec Télérama et Enlarge Your Paris.

Un écrivain contemporain choisit un quartier, une zone, un lieu du Grand Paris. L’écrivain écrit alors un texte du genre littéraire de son choix, en lien avec l’espace. La caméra, elle, capte l’esprit des lieux. Par moments, des correspondances se tissent entre le texte lu par l’écrivain en voix off et les images. A d’autres, des écarts développent une nouvelle narration qui libère l’imagination et les interprétations.

Entre vision documentaire et fiction littéraire, les films offriront des instantanés du Grand Paris d’aujourd’hui pour dessiner le portrait d’une ville en mutation." />

" C’est une rue étroite à flanc de colline, une ruelle mais suspendue, ni sombre ni enclavée comme le sont d’ordinaire les ruelles, d’ailleurs celle-ci s’appelle rue du Bel Air et ce nom lui va bien, l’air y est pur et la vue belle, on entend belvédère dans bel air, cela tombe bien car la rue du Bel Air en est un : elle surplombe, à pic, le cimetière communal de Pantin, et offre une vue panoramique aux petites maisons poétiques qui la bordent, ouvrières, accrochées à la pente abrupte, serrées les unes contre les autres, souvent minuscules, parfois bricolées. Les parcelles sont si peu profondes que certaines maisons se sont développées à la verticale, en espalier, avec des jardins suspendus, des terrasses, des escaliers escarpés, des annexes de bric et de broc, comme de l’architecture vernaculaire.
       C’est l’une des rues du Grand Paris les plus exotiques que je connaisse. On ne sait plus où l’on se trouve. D’abord parce qu’il est difficile de déterminer si l’on se situe sur la commune de Pantin, des Lilas, de Romainville ou du Pré Saint-Gervais, tellement ces territoires sont intriqués, et ensuite parce que la nature de ces constructions me rappelle les calanques marseillaises. Je pense bien sûr à ces constructions rudimentaires érigées sur les rochers et rendues inestimables par la vue qu’elles ont sur la mer. Ici, elles donnent sur la Plaine Saint-Denis, à perte de vue.
      On accède à la rue du Bel Air, d’un côté par des escaliers reliés à une rue piétonne du beau nom de Candale prolongée, et de l’autre par une entrée en épingle à cheveu qui rend cette ruelle invisible à quiconque ne s’y engage pas. On peut passer à proximité sans se douter de son existence. J’ai toujours adoré l’idée de la rue introuvable en raison du tracé pervers et labyrinthique des artères qui l’entourent, c’est le cas ici, cette rue cachée est un secret et en l’occurrence un secret merveilleux, où je ne me lasse pas d’aller marcher depuis que je réside non loin de là. Je vais flâner rue du Bel Air comme vont flâner le long du rivage ceux qui habitent dans une localité de bord de mer. C’est ma promenade du soir. Chaque fois, je me procure la sensation d’être parti en voyage, et de sentir des choses nouvelles. Je contemple le ciel et le panorama de la même façon que l’on s’emplit de la vue de l’océan. Que ce panorama laisse la capitale hors champ, lui tournant le dos pour ainsi dire, n’est pas la moindre de ses vertus pour quiconque aspire à prendre le large.
      En vérité, ce n’est pas seulement la rue du Bel Air qui m’enchante, mais l’ensemble de la colline, en raison de la diversité des esthétiques et des architectures qui s’y côtoient, il y règne de surcroît un calme et un silence de crypte — et rien n’illustre mieux le charme et la magie insaisissable de ce territoire composite que le surgissement continuel de la tour TDF. Ce sont comme des éclairs rétiniens, le promeneur voit soudain lui apparaître, gigantesque, imposante, par-dessus un toit, au bout ou au détour d’une rue, à un carrefour, entre deux maisons, au débouché d’un escalier ou d’une venelle, la silhouette ou un fragment de la tour construite par Claude Vasconi en 1984, haute de 141 mètres de haut.
      La tour veille sur la colline. Elle domine le quartier de son aura. Les 40 mètres de diamètre et les 2 000 tonnes de sa plateforme circulaire exercent un puissant magnétisme, elle impose la dévotion, on rend les armes, elle est comme une divinité protectrice et apaisante, on ne peut pas en faire abstraction.
      Cela rend le quartier étrange.
      Maintenant, quand je vois la tour TDF de loin, je ne la perçois plus comme une présence pensive et détachée, extraterritoriale, offerte aux horizons lointains, mais au contraire comme un objet puissamment enraciné dans la colline de Romainville, comparable à ces punaises protubérantes, à la silhouette étonnamment similaire, que l’on fiche dans les cartes murales pour indiquer que c’est là.
Sachez-le désormais, la tour de Claude Vasconi signale l’emplacement de la rue du Bel Air." 



Eric Reinhardt

Né en 1965, vit au Pré-Saint-Gervais
Écrivain et éditeur d’art, auteur notamment de Le Moral des ménages (Stock, 2001), du roman Cendrillon (Stock, 2007), L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014, prix Renaudot des lycéens 2014, prix Roman France Télévisions 2014, prix des étudiants France Culture-Télérama 2015), et Comédies françaises (Gallimard, 2020, prix les Inrockuptibles).