" Je descends la pente de la rue Ménilmontant à trottinette (non électrique, précisons-le).
À chaque fois que je m’engage sur cette pente, une date me traverse l’esprit, le 24 octobre 1776 et l’attente secrète du drame à venir, que je pourrais sans doute croiser le chemin.
J’imagine un homme en train de descendre cette pente. Je crois presque le voir de dos, devant moi, le pas tranquille.
Voici ce qu’il a écrit :
« J’étais sur les six heures à la descente de Ménilmontant presque vis-à-vis du Galant Jardinier, quand des personnes qui marchaient devant moi s’étant tout à coup brusquement écartées je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s’élançant à toutes jambes devant un carrosse, n’eut pas même le temps de retenir sa course ou de se détourner quand il m’aperçut. »
Renversé par le chien, l’homme a perdu connaissance et s’est cassé la mâchoire supérieure, se blessant gravement.
Je ne puis emprunter la rue Ménilmontant sans penser à Jean-Jacques Rousseau sur qui s’est abattu ce malheur.
La pente est le lieu où la trace du passé et l’avant-goût de la catastrophe à venir se croisent.
Comme toutes les pentes, d’ailleurs.
Ce qui lui est arrivé, était-ce un malheur ?
Je le vois toujours descendre, mais je ne vois jamais la scène de l’accident.
Que se produirait-il, si j’assistais à la scène même de l’accident ?
Nous descendons.
Curieusement, bien qu’ayant été gravement blessé, cette expérience elle-même n’a, pour lui, pas été de l’ordre de la catastrophe.
Voici ce qu’il a écrit :
« J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie (…) Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus. »
Au milieu des fleurs.
Lever les yeux, allongé, la mâchoire cassée.
Cette sensation mérite-t-elle d’être revécue, même s’il faut pour cela tomber la tête la première ?
Un chien danois du XXIe siècle.
Il est secrètement attendu.
À Okinawa, les coins de rue sont des lieux où les drames surviennent. Pour les éviter, on trace trois lettres qui servent de talisman aux croisements.
La forme des rues détermine les évènements qui pourraient y survenir.
La pente peut être ce lieu où plusieurs temporalités coulent et se mélangent, comme le courant d’un fleuve.
Dégringolent ensemble et se mélangent ?
Quel est le meilleur moyen de s’engager sur une pente ? Quelle est la destinée de ceux qui prennent la rue Ménilmontant ?
Qui se charge du destin du 24 octobre 1776 ? Et cet instant même où je descends la pente, sera-t-il attendu par quelqu’un dans cent ans ?
Tant que la rue Ménilmontant demeurera une pente.
Je pense aux vignes et aux prairies que contemplait Jean-Jacques en marchant sur les sentiers, et j’aimerais « fixer des plantes dans la verdure » comme il le faisait.
Les vignes du XXIe siècle.
Les plantes aquatiques de la pente.
Elles sont également attendues.
Je descends la pente de la rue Ménilmontant à trottinette, droite comme un i.
Je plane.
Parce que l’on descend. En vol plané, on ne peut jamais monter.
La trottinette est le flâneur du XXIe siècle. Elle est là, uniquement pour descendre, pour toujours. La décadence idéale à vitesse humaine.
Sur la peau d’une ville.
La pente de la rue Ménilmontant, je la descends à trottinette et je crois à l’instant avoir dépassé un homme que je ne connaissais que de dos.
(Citations de Jean-Jacques Rousseau dans Rêveries du promeneur solitaire) "
Ryoko Sekiguchi
Née en 1970, vit à ParisÉcrivaine, poétesse et traductrice, autrice notamment de Manger fantôme (Argol, 2012), Nagori, la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter (P.O.L., 2018), Sentir (JBE Books, 2021), ou 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent) (P.O.L., 2021).