Et si la ville était une femme?

Dans son anthologie L’Urbanisme, utopies et réalités, Françoise Choay convoque 37 regards sur la ville, dont un seul est celui d’une femme, Jane Jacobs. Parmi les lauréat·e·s du Grand Prix de l’urbanisme de ces 20 dernières années, deux seulement sont des femmes. Avec pourtant plus de 40 % d’étudiantes en architecture, moins de 10 % des responsables d’agence sont des femmes. Est-il vraiment encore besoin de se demander si la ville a un genre?

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« Mhajbi, Barbès », série Les Intruses, Randa Maroufi, 2019. OEuvre lauréate de l'appel à projets de la Ville de Paris « Embellir Paris », produite par l'Institut des cultures d'islam avec le soutien de Emerige Mécénat. © Randa Maroufi

Laure Gayet, urbaniste
Collectif Approche.s!

Kelly Ung, architecte
Collectif Approche.s!

6 novembre 2021
16 min.
Jusqu’à aujourd’hui, la ville a été en grande partie conçue par et pour des hommes. Les champs de la théorie, de la fabrique et de la gestion urbaines ont été majoritairement occupés par eux. Sans chercher à rendre la ville hostile aux femmes, les hommes ont conçu les espaces selon leur propre vécu et leur propre biais d’analyse et de perception. La différenciation inconsciente des rôles et des comportements entre les femmes et les hommes est le fruit d’une construction sociale qui produit des catégories, une hiérarchisation et des inégalités, le plus souvent à l’avantage des hommes. Les femmes utilisent par exemple plus les transports en commun que les hommes, alors qu’elles assument une part plus importante de tâches quotidiennes. Leurs schémas de déplacement sont plus complexes et fractionnés que ceux des hommes, et les transports en commun pas suffisamment adaptés à cette réalité (multiples petits trajets, charges lourdes à porter, enfants et poussettes, etc.). La ville agit ainsi à la fois comme miroir et matrice de ces inégalités sociales : miroir, car ces conceptions inégalitaires s’ancrent historiquement et s’actualisent dans l’espace public ; matrice, car l’environnement urbain influence nos perceptions et nos comportements [1].

Au sens étymologique, l’esthétique est ce qui intéresse la sensibilité. Associée à l’urbain, elle est la science qui caractérise les espaces suscitant ce fameux « beau », si différent pour chacun.e. À quoi tient le sentiment de plaisir et de bien-être à occuper et traverser la ville, notamment pour les femmes ?


Une ville inégalitaire pourrait-elle être belle ?

Combiner genre et esthétique urbaine revient à se demander comment lutter contre les différentes formes de discrimination en matière d’accès à la ville et à ses services, et quelle esthétique urbaine mettre en place pour cela. L’inégalité d’accès à la ville est d’autant plus forte lorsque les femmes subissent des discriminations selon des facteurs autres que le genre, tels que le niveau de revenus, la couleur de peau, la sexualité, l’âge, la religion, les handicaps. Les femmes se sentent moins légitimes à occuper l’espace urbain, et ce sentiment est encore plus marqué lorsqu’elles sont en situation de précarité. Elles resteront moins seules, en posture d’attente, assises ou sans rien faire dans l’espace public que les hommes, de peur de se faire aborder. Le harcèlement de rue touche 100 % des utilisatrices des transports en commun et 42 % des joggeuses, pour ne citer qu’elles. Les femmes flânent moins, pratiquent des stratégies d’évitement des espaces jugés inquiétants, quitte à allonger leurs parcours. Elles profitent moins des équipements sportifs que les hommes. En 2011, à Paris, les city stade étaient investis à 100 % par des pratiques masculines, auxquelles un budget était consacré en priorité. Les clubs féminins avaient des difficultés à accéder aux équipements en raison de créneaux horaires limités et de la pression des clubs masculins[2]. Malgré les efforts de rééquilibrage de ces dernières années, le défaut de présence symbolique des femmes dans la capitale reste un enjeu : statues majoritairement masculines, panneaux publicitaires sexistes, et quelque200 rues portant des noms de femmes, contre environ 4 000 baptisées de noms d’hommes.

À partir de nos terrains d’études et d’actions en banlieue parisienne et dans le 19e arrondissement de Paris, est ici brossée une mosaïque de situations urbaines à taille humaine, dans lesquelles les femmes, mais aussi les enfants, les jeunes, les personnes âgées et toutes les populations, sans discrimination, se sentent bien.


Pour une esthétique relationnelle des villes égalitaires

En 1998, le commissaire d’exposition Nicolas Bourriaud publiait le recueil de textes Esthétique relationnelle, décrivant une tendance de l’art inspirée des relations humaines et de leur environnement social. Partant du constat de l’affaiblissement des rapports sociaux, plus « représentés que vécus », il voyait dans l’art un moyen d’établir une communication entre les personnes. L’ère actuelle des réseaux sociaux mettant en scène la vie au quotidien, doublée des longues périodes de restriction sociale subies pour lutter contre la pandémie virale, vient largement conforter ce constat. Les pratiques artistiques observées par Nicolas Bourriaud relevaient ainsi « d’une esthétique de l’interhumain, de la rencontre, de la proximité, de la résistance au formatage social[3]». Créant des situations et des cadres pour un échange, elles interrogeaient nos rapports individuels et collectifs à l’autre et à l’environnement. De la même façon, un urbanisme support de contacts humains, physiques et visuels, dans des circonstances multiples et avec une diversité de personnes, est aujourd’hui nécessaire. « Une rue, si belle soit-elle, ne manifeste pas d’existence par la seule vertu de son architecture. Organisme inerte, elle a besoin d’être habitée et parcourue pour acquérir une âme. Dès lors reflet d’humanité, elle adopte, dans la collectivité humaine, l’attitude que lui communiquent ses habitants et ses passants[4]. » L’esthétique urbaine relationnelle relève ainsi tant des qualités spatiales d’un lieu que de sa capacité à être habité, approprié et à refléter la collectivité humaine qui y réside.

L’esthétique urbaine est abordée ici selon trois dimensions complémentaires : sociale, en partant du besoin d’interactions entre les femmes et les hommes ; spatiale, en adaptant les formes urbaines à l’échelle humaine ; et enfin sensorielle, en démultipliant l’expérience des sens et du « commun symbolique » en ville.


L’approche sociale : susciter des liens

« Il ne s’agit pas de séparer les flux, mais de créer les conditions d’une véritable mixité de populations. Dans les lieux qui permettent ce brassage, les femmes se sentent plus à l’aise. C’est un cercle vertueux[5]. » La diversité des populations et les possibilités d’interactions sociales dans un espace public font partie des atouts d’une ville accueillante pour tou·te s. En s’appuyant sur une démarche anthropologique, l’architecte Jan Gehl conçoit les différentes dimensions de la ville (ses rues, bâtiments, places, parcs...) comme des supports de rencontres, fondés sur le champ de vision social d’un être humain. « Celui-ci correspond à 100 mètres, distance à partir de laquelle on commence à discerner des personnes en mouvement[6]. » Cette distance permettrait ainsi de définir la longueur d’une place, dont l’objet serait de favoriser les possibilités de rencontres entre personnes. Concernant le bâti, l’îlot de 50 × 50 m avec une adresse sur rue pour 6 à 15 logements serait une unité de base pour faciliter les liens de sociabilité et d’entraide entre voisin·e·s, et pour réduire ainsi les situations de violence à domicile ou d’isolement des familles monoparentales. Enfin, pour un quartier et ses services de proximité, l’échelle du kilomètre à parcourir en 10-15 minutes à la vitesse d’un piéton à 5 km/h serait idéale pour favoriser les déplacements des personnes, et notamment des femmes ayant des trajets plus complexes et fragmentés liés à leurs tâches quotidiennes (courses, loisirs et écoles des enfants, travail...).


Il ne s’agit pas de séparer les flux, mais de créer les conditions d’une véritable mixité de populations. Dans les lieux qui permettent ce brassage, les femmes se sentent plus à l’aise. C’est un cercle vertueux.  


Au-delà des distances de socialisation, l’approche relationnelle de l’esthétique est aussi une affaire de mixité d’usages, pour une appropriation égalitaire des espaces. Dans tous nos projets en région parisienne, les femmes sont souvent plus à l’aise dans les espaces intergénérationnels accueillant une diversité d’usages. « On peut se sentir plus en sécurité si on sait que les mamans viennent se poser ici le soir[7]. » Même pour les plus jeunes, l’aménagement des aires de jeux n’est pas neutre en matière de genre. La chercheuse Élise Vinet explique qu’elles peuvent favoriser certains usages culturellement masculins, comme l’emploi de la force, la rapidité, voire la compétition (jeux d’escalade ou de course), ou bien d’autres usages culturellement féminins, comme la coopération, la contemplation ou la communication (jeux d’équilibre ou revêtements de sol abstraits pour inciter à l’imagination).

L’aménagement des espaces publics peut également avoir des conséquences sur leur appropriation par les jeunes et les adultes. « Le parent ou adulte responsable de l’enfant pendant qu’il joue est autant usager que l’enfant des aires de jeux, mais il est, la plupart du temps, cloisonné dans un rôle de maîtrise de l’enfant[8]. » En s’éloignant des installations à usage unique (aires de jeu pour enfants, de sport pour les jeunes, de repos pour les personnes âgées), l’aménagement des espaces publics pourrait être multi-optionnel, et proposer à tou·te·s plusieurs usages dans le même espace. Loin de catégoriser les espaces en fonction du genre, une esthétique relationnelle égalitaire serait alors rendue concrète par des créations non standardisées. Plus contextuelle, hybride et multi-usages, cette esthétique favoriserait l’appropriation spontanée des espaces et permettrait d’expérimenter d’autres rôles et situations que ceux attendus par la norme.

« Parc Léon, Barbès », série Les Intruses, Randa Maroufi, 2019. OEuvre lauréate de l’appel à projets de la Ville de Paris Embellir Paris », produite par l’Institut des cultures d’islam avec le soutien de Emerige Mécénat. © Randa Maroufi « Parc Léon, Barbès », série Les Intruses, Randa Maroufi, 2019. OEuvre lauréate de l’appel à projets de la Ville de Paris Embellir Paris », produite par l’Institut des cultures d’islam avec le soutien de Emerige Mécénat. © Randa Maroufi

L’approche spatiale : ajuster la ville à l’échelle humaine

L’Homo sapiens est un mammifère qui marche en ligne droite, vers l’avant et dans un plan horizontal. Sentiers, rues et boulevards sont conçus pour ce mouvement[9]. » Imaginer une esthétique urbaine accueillante pour les femmes suppose deà l’intensité des ambiances urbaines ressenties à l’échelle des piéton·ne·s. Les façades ouvertes sur la rue, là où il y a des choses à voir, et leurs rythmes, matériaux et couleurs riches d’informations à glaner, contrairement aux rues sans vitrines et aux murs aveugles, sont autant d’éléments à prendre en compte pour une ville animée où les femmes se sentent bien. En effet, l’aménagement de rez-de-chaussée « actifs » crée des lieux de brassage de populations, dans lesquels les femmes se sentent plus à l’aise.

Au-delà de l’expérience sensorielle agréable, ces façades ouvertes favorisent également les interactions visuelles, offrant la possibilité de « voir et être vu·e ». Elles renvoient à la notion de « co-veillance » entre les personnes, apportant un sentiment de sécurité pour tou·te·s. Dans les années 1960, l’urbaniste Jane Jacobs, en partant d’enquêtes sur le vécu des habitant·e·s, proposait déjà de « veiller à ce que ces rues publiques aient des yeux fixés sur elles de manière aussi continue que possible[10]». L’esthétique urbaine des rez-de-chaussée est alors un sujet à part entière, autant pour intensifier l’expérience sensible des passant·e·s que pour favoriser l’accessibilité des espaces publics et leur appropriation par les femmes.

Cette esthétique doit pouvoir trouver une déclinaison propre en fonction de la vocation et du degré de publicisation des lieux. La sociologue américaine Lyn Lofland[11] envisage ainsi les espaces publics urbains selon le type d’interactions qui y domine et le mode d’appropriation qui en découle, notamment pour les femmes. Elle distingue trois grands « domaines de la vie urbaine » (realms of city life). Le domaine privé (private realm) est le « monde du domicile et des réseaux de parenté et d’intimité » ; il peut s’agir du logement et d’espaces communs privatifs, intérieurs ou extérieurs, clos ou semi-clos (cœurs d’îlot ouverts ou fermés). Plusieurs expériences, notamment à Vienne, ont montré que la création d’espaces communs, comme une buanderie, une pièce ou une ter- rasse collective, permettait aux femmes en difficulté (mari violent, conflits avec les enfants) de sortir de chez elles, de parler avec leurs voisin·e·s et de trouver de l’aide. Le domaine local (parochial realm) est quant à lui le « monde du voisinage et des réseaux d’interconnaissance ». Il concerne des espaces qui nourrissent une relation de proximité avec le logement, sortes d’espaces de ralliement reposant sur de petits aménagements de micro-convivialité. Il peut s’agir de terrasses en pied d’immeuble, de salons de rue, d’assises proches de jeux pour enfants, d’abris, etc. De nombreuses analyses tendent à confondre le domaine local et le domaine public, alors que les espaces intermédiaires entre l’intime et le public créent une zone rassurante, structurée par le contrôle social bienveillant. Enfants, jeunes, personnes âgées, fragiles ou isolées, ayant peur de s’éloigner de chez eux, peuvent s’y sentir à l’aise et légitimes. Enfin, le domaine public (public realm) est le « monde des étrangers et de la rue ». À certains moments de la journée et/ou de leur vie, les femmes, et de manière générale toutes les minorités, s’y sentent bien et plus libres, ni en danger, ni jugées comme elles pourraient l’être dans un espace plus local. Il s’agit ainsi de considérer l’espace public comme une armature de la ville, un chapelet constitué d’une multitude d’espaces publics interconnectés entre eux, qui articulerait ces différentes échelles d’appropriation et reposerait sur une continuité des cheminements entre quartiers.


L’approche sensorielle : démultiplier l’expérience des sens en ville

L’anthropologue Edward T. Hall classe les sens de l’être humain en deux catégories[12]: les sens « à distance » (vue, ouïe, odorat) et les sens « immédiats » (toucher et goût). Pour éveiller le sentiment de beauté en chacun.e d’entre nous, une ville se doit de prendre en compte ces deux niveaux. L’idée est non seulement de développer une sensibilité esthétique par la stimulation des sens et l’expérience quotidienne d’objets conçus avec goût, mais également de créer les conditions de bien-être du corps dans l’espace, de manière à lutter contre la ville générique et la pauvreté sensorielle de certains bâtiments contemporains. Les sculptures, fresques, devantures colorées, enseignes aux typographies soignées et divers revêtements de sol – pavés et bordures de grès ou granit, dallage en béton teinté ou imprimé au blason des villes (à l’image des coquilles gravées pour se repérer sur le chemin de Compostelle) –, mais aussi les herbes folles et fleurs sauvages entre les pierres peuvent y contribuer.


La ville doit permettre d’expérimenter des “lieux enchantés” où la “fantaisie” est de mise, et engendrer des situations qui stimulent notre pouvoir imaginatif, source importante d’une vie esthétique active.  


Sans parler d’une esthétique féminine réductrice, l’esthétique urbaine accueillante doit être en mesure de sortir des stéréotypes de genre tout en valorisant la présence symbolique des femmes. Dans son analyse des aires de jeux, Élise Vinet distingue des thèmes d’habillage mettant en scène les enfants dans des rôles genrés, culturellement féminins (dînette ou maison de fée) ou masculins (château fort ou train). À l’inverse, il ne s’agit pas simplement de contre-stéréotyper les aménagements (des avions roses et des dînettes bleues), mais plutôt de favoriser l’imaginaire des enfants pour créer des comportements sociaux non dictés par des normes de genre : « La ville doit permettre d’expérimenter des “lieux enchantés” où la “fantaisie” est de mise, et engendrer des situations qui stimulent notre pouvoir imaginatif, source importante d’une vie esthétique active[13]. »

L’esthétique urbaine sensorielle peut ainsi se développer à trois niveaux : à l’échelle individuelle par le corps dans l’espace, à l’échelle collective par la présence symbolique des femmes et des hommes, mais également à l’échelle environnementale par le rapport des citadin·e·s à la « nature ». Le monde vivant n’est alors pas à considérer comme un simple décor ou une ressource à préserver, mais comme un bien commun à part entière qui compte dans la vie collective. Le philosophe Baptiste Morizot nous alerte sur la double crise que nous vivons, à la fois une crise écologique (réchauffement climatique, appauvrissement de la biodiversité et des terres, extinction des espèces, pollution de l’air...) et une crise de la sensibilité : « Par crise de la sensibilité, j’entends un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant[14]. » Une multitude de dispositifs et d’actions peuvent être mis en œuvre : ateliers de reconnaissance des oiseaux urbains et de leurs chants, parcours botaniques et utilisation des plantes sauvages, constitution d’un paysage urbain qui valorise le rythme des saisons, création de toitures et façades végétalisées, jardins partagés, plantes domestiques sur les balcons et au pied des façades...

Et si la ville était une femme ?, illustration de Diane Bousquet, 2021. © Diane Bousquet

Quels enjeux pour adapter les villes à la « transition féministe » ?

La Ville de Paris s’est déjà engagée pour la prise en compte systématique du genre dans tous ses
services, au travers d’un plan pour l’égalité, et notamment pour une approche égalitaire en urbanisme : budgétisation sensible au genre, méthode de diagnostic genré généralisée à tous les projets d’aménagement, modalités de mobilisation des femmes dans la concertation inscrites dans le PLU, composition mixte des jurys de projets urbains, et intégration des problématiques de genre dans la sélection des candidats...

Au-delà des politiques publiques, les pratiques professionnelles en urbanisme évoluent aussi avec la prise en compte du genre. Si cette tendance n’en est qu’à ses prémices, de plus en plus de formations et de praticiens (urbaniste, aménageur, promoteur...) intègrent la question du genre dans leur réflexion, en hybridant leurs méthodes au contact de chercheur·euse·s et associations féministes engagé·e·s pour le droit à la ville. De plus en plus de commandes publiques inscrivent l’enjeu d’égalité femme-homme dans leur cahier des charges de maîtrise d’œuvre, et de nouvelles missions apparaissent pour accompagner le volet « genre » de la conception urbaine. Des collectivités pionnières mènent des démarches expérimentales (Bordeaux, Villiers-le-Bel, Clichy-sous-Bois, Paris, pour n’en citer que quelques-unes) et de nouvelles méthodes voient le jour : diagnostic d’usages genrés en amont des études urbaines, processus inclusif pour associer des groupes de femmes à toutes les étapes de conception, aménagements transitoires et programmation active pour valoriser la maîtrise d’usage et la place des femmes, approche interservices (sport, culture, sécurité, emploi...) et transsectorielle (conception, gestion, animation) pour ancrer les changements d’usages égalitaires dans le temps.


Les lignes de désir de Paris, une ville réinventée par l’expérience sensible

Les espaces publics d’une ville accueillante doivent être un livre ouvert sur la diversité des personnes qui l’habitent et la façonnent. Il y a urgence à agir sur les points durs de la ville, symboles de l’appropriation masculine au niveau spatial ou immatériel, et notamment sur deux types d’espaces parisiens. Il s’agit, d’une part, des lieux où la surprésence masculine est massive – le métro, le RER, les gares ferroviaires à la tombée de la nuit et certaines zones en journée (porte de Clignancourt ou Barbès) – et, d’autre part, des lieux du patrimoine masculin – les grands monuments tels que le Panthéon, l’Arc de Triomphe et son soldat inconnu, ou encore le Louvre, siège de l’autorité royale. Le collectif Les MonumentalEs, en gravant 200 noms féminins sur le mobilier de la place du Panthéon, ouvre une voie qu’il importe de déployer pour faire évoluer les mentalités. Face à ces deux situations urbaines d’appropriation masculine, nous suggérons de combiner une double temporalité : des temps forts visibles – commandes artistiques à vocation d’usage, événements participatifs, théâtre de rue, légendes et fêtes urbaines, carnaval, défilé, etc. – et des actions de long terme avec des groupes d’habitantes, pour favoriser l’empowerment et la formulation de réponses contextuelles à des besoins précis (insécurité, inconfort, par exemple).

Pour que Paris incarne la ville du quotidien et des proximités, il s’agit de donner les moyens, la légitimité et le plaisir de se promener en ville, sans peur. Cela passe par la création – sur la base d’un diagnostic des carences à l’échelle de la ville – de balises rassurantes, d’espaces-refuges de jour comme de nuit, accessibles sur tout le territoire à moins de 10 minutes à pied. Ces refuges rassembleraient des ressources pour que les femmes se sentent à l’aise dans l’espace public : abri protégé et éclairé avec une lumière rassurante (pas forcément blanche, avec des couleurs chaudes et intenses), prises électriques pour recharge de mobiles, lieu d’information sur les services d’aide aux femmes en difficulté et leurs droits... Ces balises pourraient être co-conçues et co-construites avec des groupes de femmes dans différents endroits de la ville : aux sorties de métro par exemple, ou dans les espaces intermédiaires en prolongement des logements, entre l’intime et le public, lorsque la situation s’y prête (bâti en retrait, devant d’immeuble sous-utilisé, extension de hall sur la rue...). Ces seuils intermédiaires pourraient être co-programmés avec les citadines et accueillir en journée et en soirée toutes sortes d’usages favorables à l’appropriation de l’espace public par les femmes (espaces dédiés aux pratiques sportives des jeunes filles, comme la danse ou le double dutch, salons de rue associés à des jeux imaginaires et coopératifs...).

Pour un Paris de la surprise et des sens, où l’on se sent bien, des dispositifs favorisant une appropriation spontanée et ludique de la ville – au sens d’un terrain libre de jeu et d’improvisation[15] – seraient à créer. En respectant l’harmonie d’ensemble haussmannienne et en continuité de l’esthétique parisienne construite au fil des époques, ces micro-aménagements seraient des créations non standardisées, développant l’imaginaire des passant·e s, décalant leur regard sur le quotidien et sortant du registre des habitudes urbaines stéréotypées. Adaptées aux ambiances minérales, végétales, monumentales ou populaires de la ville de Paris, ces installations seraient attentives aux matériaux existants, tout en proposant des jeux avec la topographie, des mobiliers interactifs et immersifs, des jeux aquatiques, ou encore des sculptures multi-usages. La ville sensorielle est celle des piéton·ne·s. Elle priorise les 3 premiers mètres des bâtis pour des rez-de-chaussée actifs, avec une attention aux textures des pieds d’immeuble, aux traitements de sol des parvis et trottoirs, aux dessous des balcons (recouverts de faïences par exemple)... Enfin, le Paris sensoriel, prototype des balades, est celui où les cinq sens guident les pas des flâneur·euse·s en ville : parcours tactiles où les doigts et les pieds ont envie de se promener (matériaux sur les murs, sols mous), parcours d’écoute des bruits de la ville, bulles de silence, et pourquoi ne pas rêver de parcours aromatiques, pour une ville à déguster, qui sentent bon et stimulent les papilles ?

Publié dans l'ouvrage « La beauté d'une ville » édité par le Pavillon de l'Arsenal en 2021.



Laure Gayet, urbaniste, Collectif Approche.s!
Diplômée du Master d’urbanisme de Sciences po Paris et en gestion de projets culturels, Laure Gayet a co-fondé l'atelier Approches en 2014. Elle est experte en stratégies d’aménagement transitoire, urbanisme culturel, aménagements participatifs et inclusifs.

Kelly Ung, architecte, 
Collectif Approche.s!
Diplômée HMONP en architecture à l’INSA Strasbourg en 2009 et en urbanisme à Sciences Po Paris en 2013, Kelly Ung, co-fondatrice de l'atelier Approches, développe des compétences fines en diagnostic sensible et genrée, mobilisation des acteurs de la ville, stratégie d’activation de projet urbain et pilotage d’aménagements temporaires.



1. Élise Chane Sha Lin et Élise Vinet, Aménager une aire de jeux pour enfants afin de favoriser l’égalité: enjeux, constats et préco- nisations psychosociales, travail réalisé dans le cadre de l’assistance à maîtrise d’ouvrage par le laboratoire GRePS (université Lyon 2) pour la Ville de Lyon, juillet 2015.
2. Service égalité intégration inclusion, association Genre et Ville et al., Guide référentiel : genre et espace public, Ville de Paris, octobre 2016.
3. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon : Les Presses du réel, 1998.
4. Émile Magne, L’Esthétique des villes [1908], Gollion : Infolio, 2012.
5. Propos de Chris Blache recueillis par Marie¬Douce Albert et Nathalie Moutarde, dans « Penser la ville pour les femmes, l’aménager pour tous », Le Moniteur, 30 novembre 2018, https://www.lemoniteur.fr
6. Jan Gehl, Pour des villes à échelle humaine [2010], trad. Nicolas Calvé, Montréal : Écosociété, 2012.
7. Propos recueillis lors d’un atelier de co¬programmation avec des jeunes filles à Aubervilliers par Approche.s !
8. Genre et Ville, Garantir l’égalité dans l’aménagement des es- paces publics, sur commande de la ville de Villiers¬le¬Bel, 2018.
9. Jan Gehl, Pour des villes à échelle humaine, op. cit.
10. Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines [1961], trad. Claire Parin, Marseille : Parenthèses, 2012.
11. Lyn H. Lofland, The Public Realm: Exploring the City’s Quintes-sential Social Territory, New York: Aldine De Gruyter, 1998.
12. Edward T. Hall, La Dimension cachée [1966], trad. Amélie Petita, Paris : Seuil, 1978.
13. Heinz Paetzold et Brigitte Rollet, « Esthétique du design urbain », Dio- gène, 2011/1¬2, no 233¬234, p. 96.
14. Baptiste Morizot, Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles : Actes Sud, 2020.
15. Sonia Curnier, « Programmer le jeu dans l’espace public ? », Métropolitiques, 10 novembre 2014, https://metropolitiques.eu