Peut-on guérir
de la bétonnite ?

Dans son dernier ouvrage, Anselm Jappe déploie une histoire critique de la valeur du matériau béton. De sa genèse à son expansion mondialisée jusqu'à son hégémonie, il questionne les desseins de ses très nombreux zélateurs, des forces populaires prolétaires aux capitalistes internationaux. Il interroge aussi les effets de ce matériau qui assèche les territoires et détruit les milieux qu'il colonise. Dès lors, peut-on guérir de la bétonnite ? Et comment ? C'est tout l'enjeu de cet article qui, en interrogeant la matière, questionne nos modèles de fabrication des villes.

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Construction de Brasilia, 1959 © Arquivo Nacional

Anselm Jappe
Philosophe

29 mai 2021
12 min.
L’écho qu’a trouvé mon livre Béton. Arme de construction massive du capitalisme (L’Échappée, 2020) a fini par me surprendre moi-même. Naturellement, depuis ma jeunesse, j’ai entendu des plaintes sur les « tristes cités en béton », sur ce béton toujours associé au « gris ». Mais, par comparaison avec le nucléaire et le pétrole, avec le plastique et les pesticides, le béton gardait un air presque « innocent ». Il était, disait-on, mal utilisé plus que coupable dans sa nature intime. Peu à peu, même les plus « progressistes » ont dû admettre qu’il ne peut pas y avoir d’usage « communiste » du nucléaire, ni de « révolution verte » dans les pays pauvres à coups de pesticides sans tuer, avec les parasites, le reste du vivant. Le béton, en revanche, a continué longtemps à passer pour un matériel dont il importait essentiellement de faire un emploi modéré et approprié (et de le peindre en couleurs). Faire assumer au seul béton – en tant que matériau – le « caractère non hospitalier de nos villes » (Alexander Mitscherlich) et, surtout, de nos banlieues aurait semblé tout aussi incohérent qu’expliquer la guerre par l’existence du fer.
Pourtant, de nombreux griefs contre le béton se sont accumulés au cours des dernières décennies et semblent prêts maintenant à se manifester au grand jour. Certains relèvent du constat scientifique et sont indéniables : le béton n’est pas « neutre » sur le plan écologique et sanitaire. Sa production consomme beaucoup d’énergie et émet de grosses quantités de CO2. L’extraction de calcaire endommage les montagnes. Le besoin de masses gigantesques de sable entraîne une dévastation des rivières, plages et lacs dans de nombreux endroits du monde, avec leur suite de conséquences sur l’environnement et la vie des habitants. La poussière de béton peut causer des maladies respiratoires, et les sols en béton des soucis de posture. Les déchets sont en théorie recyclables mais, en raison du coût élevé de cette opération, ils sont fréquemment abandonnés n’importe où. Dans les villes en béton se forment des îlots de chaleur qui, combinés à la pollution de l’air, détériorent la santé des habitants et imposent l’usage d’une autre source de pollution : la climatisation. La bétonnisation des sols, qui progresse partout à un rythme impressionnant, suffoque les terrains et occasionne des alluvions graves, voire catastrophiques lors de fortes pluies.
Ceux-là sont des inconvénients « techniques », auxquels on propose souvent, assez paradoxalement, de remédier par d’autres solutions technologiques ou par des contraintes légales renforcées. Un peu plus de taxes sur le charbon, quelques aides d’État pour rendre plus convenable le recyclage… L’essentiel est-il là ?

Dans mon livre, j’évoque un autre niveau de la question, qui prête, sans doute, davantage à discussion. Le béton, s’il est « armé », combiné à l’acier, a une espérance de vie autour de cinquante ans ; au-delà de cette durée, il faut une maintenance permanente et coûteuse qui peut aussi faire défaut – comme dans le cas du pont Morandi à Gênes. Cependant, cette vie courte peut encore être tenue pour un avantage, à l’instar de toute forme d’obsolescence programmée : elle permet de renouveler en permanence le bâti, faisant ainsi tourner l’économie, ce qui crée des emplois, des revenus et de la croissance – et évite l’ennui de devoir vivre avec des bâtiments d’il y a cinquante ans, aussi dépassés qu’un portable de l’année dernière. La « destruction créatrice » incessante est l’âme du capitalisme, nous le savons depuis Joseph Schumpeter. Elle n’est cependant pas toujours très bonne pour l’écologie, ni pour les finances publiques – mais, dans la mesure où elle permet de sauver le dieu fétiche de la croissance année après année, cette forme de religion économique continue à avoir ses théologiens et ses pratiquants.
Le discours est pourtant plus vaste. On peut reprocher au béton ce qui, selon d’autres, constitue au contraire son mérite le plus grand : avoir rendu possible l’architecture du xxe siècle. Ni les plus importants barrages, ponts, autoroutes, centrales nucléaires et gratte-ciel, ni les bidonvilles du monde entier, ni les « chefs-d’œuvre » des architectes les plus célèbres, ni les pavillons et « tours » de banlieue n’existeraient sans le béton. La droite et la gauche, les communistes, les fascistes et les démocrates y ont eu recours. Le béton se trouve au cœur de l’un descore business du capitalisme mondial – la construction – et s’est souvent vu célébré par les forces anticapitalistes comme un matériau « populaire » ou « prolétaire ».

Effondrement de l'élévation Paulo de Frontin, en 1971. Rio de Janeiro. DR Effondrement de l'élévation Paulo de Frontin, en 1971. Rio de Janeiro. DR
Qui a fait alors les frais de cet unanimisme, de ce front progressiste qui, concernant le béton, a duré bien plus longtemps que, par exemple, dans le cas du nucléaire ou des pesticides ? Il y a les victimes au sens étroit, ensevelies sous les décombres des immeubles, ponts et barrages qui se sont écroulés et que l’on n’aurait pu construire dans les mêmes dimensions et les mêmes quantités sans béton. Il y a ensuite tous les êtres humains qui ont été parqués dans des habitations dénuées de sens, disposant peut-être ainsi d’un « toit » au sens physique, mais non plus d’un endroit qui les lie au monde, d’un point d’attache. La modernité se vante beaucoup d’avoir développé l’individualisme et dépassé les anciennes identités collectives et rigides. Mais quel sens de l’identité individuelle et de sa place dans le monde peut développer un enfant qui grandit dans le bâtiment C, deuxième escalier, 14e étage, septième porte à gauche ?
La bétonnite mondiale a également frappé, apparemment à mort, les architectures traditionnelles : les variations infinies de l’art de bâtir inventées au cours des millénaires. Adaptées au contexte local, utilisant des matériaux disponibles in loco, variables dans les détails sur une unité de fond, ingénieuses sur le plan thermique, souvent réalisables en autoconstruction, d’autres fois faisant recours à des savoir-faire très sophistiqués, mais artisanaux, chargées de signification symbolique, durables, ces façons de construire comptent parmi ce que l’humanité a fait de mieux, et où elle a déployé le plus sa capacité de s’adapter à son milieu sans le détruire. Comme les langues, comme les cuisines, comme les vêtements, les habitations étonnent surtout par leur diversité, par l’éclosion foisonnante des réponses aux mêmes problèmes de base. Si chaque culture humaine constitue déjà un miracle, il est encore bien plus miraculeux de constater combien de fois ce miracle s’est répété !

Il est également miraculeux, mais d’une tout autre manière, de voir à quelle vitesse, et sous les applaudissements généraux – ou, du moins, dans l’indifférence –, ce patrimoine de l’humanité a été jeté aux orties en faveur des constructions modernes. Et si celles-ci posent des problèmes, on propose des solutions qui rendent plus définitives encore les nouvelles conditions. Les nouveaux quartiers sont trop loin des centres-villes et des lieux de travail ? On favorise l’acquisition d’une automobile pour chacun. Celles-ci obstruent l’espace ? On construit des autoroutes en pleine ville et des parkings partout. Dans les maisons neuves, il fait trop froid en hiver et trop chaud en été ? On installe partout des chauffages électriques et des climatisations. Ils consomment beaucoup d’énergie ? Les centrales nucléaires vont la fournir. Les habitants des nouveaux quartiers deviennent tristes, et leurs enfants violents ? On crée alors des métiers : assistants sociaux, médiateurs culturels, psychologues, sociologues. Les habitants se fichent de cette assistance ? L’État va doubler les effectifs de police et installer partout des caméras de surveillance. Tout cela génère des emplois, fait tourner l’économie et contribue à la croissance…
Est-ce la faute du béton ? Serions-nous dans un autre monde si ces bâtiments n’étaient pas en béton ? Évidemment, ce n’est pas si simple. Cependant, ce n’est pas non plus un hasard qu’ils soient en béton armé : celui-ci est la chair de ce monde, sa substance, son matériel de pré-dilection. Comme j’ai également tenté de le prouver dans mon livre, le béton est une espèce de « concrétisation » du capitalisme. Non seulement par son rôle économique, très important, mais aussi à un niveau apparemment plus abstrait. Le capitalisme est fondé sur le profit, qui dérive de la survaleur (ou plus-value). La survaleur n’existe que comme partie de la « valeur » économique, et cette valeur est le fruit du travail exécuté pour produire la marchandise en question (incluant ses composants, les outils et machines, etc.). Comme Karl Marx le dé-montre au début du Capital, ce n’est pas le travail particulier et concret qui crée la valeur d’une marchandise (qu’elle soit matérielle ou immatérielle ne change rien), mais le travail réduit à la simple dépense d’énergie humaine, mesurée par le temps. Considéré ainsi, le travail est toujours le même, sans qualités, et ne connaît que des distinctions quantitatives. Marx l’appelle le « travail abstrait », ou, pour mieux le dire, le « côté abstrait du travail » : dans la modernité capitaliste, tout travail, indépendamment de son contenu, a en même temps un côté concret (on produit toujours quelque chose, que ce soit un objet ou un service) et un côté abstrait (tout travail a une durée). C’est le côté abstrait qui donne la valeur et, finalement le prix, et détermine ainsi la vie de la marchandise en question et de ceux qui la produisent et l’achètent.
Le travail abstrait doit donc se « concrétiser » dans des objets. En considérant que le béton se dit concrete en anglais, nous pouvons avancer, avec un jeu de mots qui exprime pourtant la vérité, que le béton-concrete constitue la matérialisation parfaite de l’abstraction travail. Il l’est d’autant plus que Marx appelle la masse de travail abstrait, qui ne connaît pas de différences, métaphoriquement une « gelée » – et quelle matière représenterait mieux que le béton cette gelée toujours égale, capable d’être moulue en n’importe quelle forme, indifférente à tout contenu ? Seul le plastique pourrait lui disputer ce rôle.

Une telle mise en accusation du béton suscitera sans doute de nombreux refus, plus ou moins indignés. Cependant, comme nous l’avons dit, celui-ci trouvera plus d’approbations que dans le passé – y compris parmi les architectes, ingénieurs et urbanistes. Ce qui soulève d’emblée la grande question : quelle est l’alternative ? Par quoi remplacer le béton ? Comment bâtir de manière différente ? La critique de l’urbanisme capitaliste, telle qu’elle s’est développée depuis les années 1960 – en France, surtout grâce à l’œuvre d’Henri Lefebvre –, s’est longtemps assez peu souciée de la question des matériaux utilisés, concentrant l’attention sur l’usage social de l’espace. Aujourd’hui, la sensibilité à l’égard du côté matériel de l’habitat semble bien plus vive. Ce sont surtout les matériaux « écologiques » qui « ont la cote » : récupération de l’usage de l’adobe, recours au bois, développement d’un ciment « vert » qui émet peu de gaz pendant sa production… Ces recherches ont assurément leurs mérites. En particulier, la redécouverte de matériaux presque abandonnés comme les briques de terre crue pourrait contribuer à créer des bâtiments plus « humains » (mais on ne doit pas oublier que les habitations ne représentent qu’une petite partie du béton armé utilisé globalement, face aux barrages, ponts, routes, usines, etc.). Il y a cependant une question préliminaire à discuter. Elle n’est presque jamais évoquée et, encore moins, pour des raisons compréhensibles, par les architectes eux-mêmes : Faut-il encore construire ?

Le barrage de Santo Antônio est un grand barrage hydroélectrique au fil de l'eau sur le Rio Madeira, au Brésil. DR Le barrage de Santo Antônio est un grand barrage hydroélectrique au fil de l'eau sur le Rio Madeira, au Brésil. DR
Si on n’utilise plus le béton, ou moins qu’avant, faut-il avoir immédiatement un remplaçant à disposition ? La question est tout à fait parallèle à celle de l’énergie : depuis que la dangerosité du nucléaire est devenue indéniable, tandis que le pétrole s’achemine vers son épuisement et montre en outre sa puissance polluante, et que le charbon souffre également d’une sale réputation, on ne parle que d’« énergies alternatives ». On remplit le paysage d’éoliennes et les toits de panneaux solaires (dont la gestion après la fin de leur cycle de vie constitue un gros problème écologique). Cela ne plaît pas non plus à certains ? C’est cependant le prix à payer si nous voulons diminuer le recours au nucléaire, sans trop dépendre des fournisseurs de pétrole. L’énergie doit bien venir de quelque part…
Mais pourquoi ? Si nous admettions plutôt qu’une largepart de l’énergie consommée aujourd’hui l’est sans profit véritable pour l’humanité ? Qu’elle sert à capturer des crabes en Norvège, à les envoyer au Maroc pour les décortiquer, puis à les renvoyer en Norvège afin de les préparer pour la vente ? À maintenir l’apparat militaire ? À surchauffer les appartements ? À faire 200 kilomètres par jour pour effectuer le trajet lieu d’habitation-lieu de travail ? À créer des quantités absurdes de béton ?
Le plus élémentaire bon sens montre que nous pourrions très bien sortir des énergies polluantes sans les remplacer à la même échelle par d’autres énergies. Le problème provient de la consommation excessive d’énergie, non uniquement de ses sources. Il est fort à craindre que les nouvelles formes d’énergie ne remplacent pas les anciennes, mais s’y ajoutent : la soif d’énergie fait partie de l’essence la plus profonde du capitalisme et ne s’apaisera qu’avec la fin de celui-ci.
Un raisonnement tout à fait analogue vaut pour les médias : des voix critiques avaient mis en évidence, pendant des décennies, le danger que la télévision représente pour la santé mentale des populations, et pour la démocratie, à cause de son pouvoir de manipulation et d’hypnose. Nombreux étaient ensuite ceux qui avaient salué avec enthousiasme la création d’Internet, en espérant que ce média plus « démocratique » et plus « participatif » finirait par remplacer la télévision. Aujourd’hui, toutes les études montrent que le temps moyen passé devant la télévision n’a pas diminué et que le temps consacré à Internet s’y ajoute simplement, augmentant encore le temps total passé devant les écrans.

En quoi ces questions s’apparentent-elles à celle du béton ? De même que nous n’avons pas nécessairement besoin d’énergies alternatives et de mass media alternatifs, mais de moins d’énergie et de moins de mass media, nous pourrions peut-être bien vivre en bâtissant beaucoup moins. Regardons le cas de la France : la population y est stable depuis longtemps. Pour qui bâtir ? Des résidences secondaires pour tous ? Et ensuite la troisième et la quatrième ? Beaucoup de gens sont mal logés ? Sans doute. Mais combien d’appartements sont vides, objets de spéculation ou d’investissement ? Quelle quantité d’espace est occupée par des bureaux dont la disparition ne ferait qu’augmenter le bonheur social ? Combien de centres commerciaux, de hangars, de casernes, de parcs de « divertissement » gaspillent l’espace et les matériaux ? Combien d’autoroutes inutiles enlaidissent le paysage, combien de parkings volent des surfaces agricoles ? Avant de continuer à construire, il faudrait penser à dé-construire, à démanteler. Une partie de l’espace et des matériaux récupérés, là où cela vaut la peine, pourra servir à donner des logements plus dignes aux nouveaux « damnés de la terre » actuellement enfermés dans des clapiers. L’acier récupéré permettrait de reconstruire un véritable réseau ferroviaire. La liste est longue. Utopique ? Irréaliste ? Pas plus que l’idée que l’on puisse continuer à bétonner la terre sans provoquer des catastrophes. Mais qu’en sera-t-il de la croissance, des emplois, de la propriété privée, de la mobilité érigée en divinité, des amusements conçus pour ceux qui perdent leur vie à la gagner ? Bonne question.
Nous avons commencé par nous plaindre des excès du béton et nous avons terminé en critiquant la société capitaliste et industrielle dans son ensemble. La pensée critique a ses inconvénients.


Anselm Jappe
Anselm Jappe est l’auteur de « Guy Debord » (Denoel 2001, La Découverte 2020), « Les Aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur » (Denoel 2003, La Découverte 2017), « L’Avant-garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord » (Lignes, 2004), « Crédit à mort » (Lignes 2011), « La Société autophage » (La Découverte, 2017), « Béton. Arme de construction massive du capitalisme » (L’Echappée, 2020). Il enseigne actuellement l’esthétique à l’Accademia di Belle Arti de Sassari (Italie). Il a contribué à l’élaboration de la « critique de la valeur » à travers les revues allemandes Krisis et « Exit ! » et la revue française «Jaggernaut».